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INTRODUCTION.

elle suivait le juif, elle lui courait sus et le persécutait de sa huée implacable.

Ce fut vers la fin du seizième siècle, au moment où elle courait les carrefours de Londres dans le chant populaire de Gernutus, que Shakespeare arrêta la légende au passage. Qu’allait faire le poëte ? Était-ce donc pour la fortifier de son génie et pour en accabler le misérable israélite, qu’il allait évoquer dans son drame cette fable de la haine ? Allait-il accroître les douleurs de ce souffre-douleur, en joignant son imprécation au haro universel ? Lui, l’apôtre de l’indulgence, entendait-il donc, cédant aux préventions publiques, excepter une créature de Dieu de cette tolérance qu’il réclamait pour tous ?

Non, telle n’a pas été la pensée du maître. Il n’a pas sacrifié au préjugé, si impérieux qu’il fût, sa mission civilisatrice. Il n’a pas donné le démenti à son apostolat. De sa charge, le poëte n’a pas rejeté l’âme du juif. Loin d’écraser ce lépreux, il a tenté de le relever. Certes, l’entreprise était ardue et périlleuse. Le fanatisme ne se laissait pas braver impunément à cette furieuse époque. Il n’y avait pas longtemps que Reuchlin, tout favori d’empereur qu’il était, avait failli expier du dernier supplice son équivoque sympathie pour la tribu maudite. S’il ne risquait pas sa vie ou sa liberté dans une lutte déclarée contre l’opinion dominante, le penseur risquait, à coup sûr, son autorité morale. Shakespeare avait donc certains tempéraments à prendre, certains ménagements à garder, pour ne pas exaspérer son public. L’intérêt même de l’opprimé exigeait qu’il ne fût pas trop ouvertement soutenu. C’était risquer le succès que vouloir l’emporter, et le maître eût compromis son plaidoyer en s’aliénant dès le premier mot la confiance du jury. Chose étrange, pour gagner une pareille cause, il fallait la plaider non du banc de la défense, mais du banc de