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LES AMIS
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« Voici ma main pour gage de ma loyale constance, dit-il à l’autre. Si jamais je laisse échapper une heure du jour sans soupirer pour toi, Julia, que dès l’heure suivante quelque affreux malheur châtie ma trahison. » Pur verbiage ! « De même que la flamme refoule la flamme et qu’un clou chasse l’autre, de même le souvenir des premières amours doit s’effacer devant un objet nouveau. » Que Silvia paraisse, et aussitôt Protée violera tous ces beaux serments. Qu’importe que Silvia soit fiancée à Valentin et que lui-même soit fiancé à Julia ! Protée n’hésite pas à immoler ses affections de la veille à sa prédilection du jour, sans souci du double engagement qui le lie et comme amant et comme ami : « En quittant ma Julia, je me parjure ; en aimant la belle Silvia, je me parjure ; en trahissant Valentin, je me parjure. Le même pouvoir qui m’a imposé mes premiers serments me provoque à ce triple manque de foi. Amour m’a dit de jurer, et Amour me dit de me parjurer. Ô doux tentateur Amour, si tu fais mon péché, enseigne-moi du moins à l’excuser ! »

C’est ainsi que Protée plaide et gagne sa cause devant sa propre conscience : il croit n’être qu’un instrument inerte à la merci d’un pouvoir aveugle, et il s’amnistie d’avance en attribuant à ce pouvoir l’initiative de tous ses actes. Fort de cette innocence prétendue, il commet sans sourciller tous les méfaits que sa passion lui commande. Aucune hypocrisie ne lui répugne, aucune coquinerie ne le rebute. Cet homme, « qui a toute la verdeur de l’âge et toute la maturité du jugement, » et qu’on nous présentait naguère comme « doué à l’extérieur et au moral de toutes les qualités qui peuvent qualifier un gentilhomme, » ce lettré, cet érudit, ce sage affronte toute abjection pour atteindre cet abject idéal : souffler à son ami sa maîtresse !