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INTRODUCTION.

Mais il a beau supplier pendant trois sonnets, la belle fait une exception pour lui, elle lui résiste !

Attristé de cette distinction, Will veut en savoir le motif : « Voyons, demande-t-il, m’aimez-vous ? — Je ne vous hais pas. » — Shakespeare est devenu si humble qu’il regarde cette réponse comme une concession. Au ve sonnet, nous voyons Will assis près de celle qu’il aime, tandis qu’elle joue nonchalamment sur le clavecin quelque nouveau morceau de Dowland, le compositeur en vogue. Oh ! regardez un peu Shakespeare : comme il est heureux en ce moment ! comme il écoute ! comme il oublie tout dans cette double extase de la musique et de l’amour ! tout, les injures de Greene et les attaques de la critique euphuiste, et les jalousies de Burbage, et les huées et les pommes cuites a lui jetées par la cabale des montreurs d’ours ! Regardez ce beau et fier visage ou le fard de la dernière farce est a peine essuyé : comme il rayonne à présent ! comme ce front immense s’illumine ! comme les narines de ce nez aquilin se dilatent ! comme ces yeux profonds rayonnent ! Quel bonheur d’entendre la femme aimée faire de la musique ! Shakespeare est tellement ravi que lui, le poëte des harmonies éternelles, il devient jaloux de cette épinette. Il envie « ces touches effrontées » qui sautent ainsi aux mains de son adorée. « Soit ! lui dit-il, donne-leur tes doigts à baiser, mais donne-moi tes lèvres. »

Mais Will a beau supplier ; c’est comme s’il chantait. Tandis qu’il soupire après un baiser, la coquette fait des avances à d’autres. Oui, chose triste à dire, tandis que cet homme de rien sublime, qui a fait Othello et Hamlet, est à ses pieds, cette femme promet tout à un autre, sans doute à quelque beau gentilhomme comme celui que nous apercevons dans Peines d’amour perdues : « Un galant qui attache les filles avec une épingle sur sa manche, un singe de la mode, un monsieur le Charmant ! » Oh ! comme