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INTRODUCTION.

peare[1], sont aujourd’hui tombés dans un oubli complet. Un écrivain distingué de l’Angleterre nous disait dernièrement qu’il n’y avait peut-être pas cent de ses compatriotes qui les eussent lus en entier. Quant à la France, nous aurons tout dit sur son indifférence par ce simple fait que, depuis deux cent cinquante ans qu’a paru le texte original, en voici aujourd’hui seulement la première traduction complète.

Nous l’avouons, en lisant ces admirables poésies où le plus grand poëte du moyen âge a, suivant l’expression de Wordsworth, donné la clef de son cœur, nous nous sommes indigné de cet oubli de la postérité, et nous aurions cru manquer à un devoir si nous n’avions pas au moins essayé de réparer ce qui nous semblait presque une ingratitude. D’ailleurs, nous nous sentions attiré vers cette œuvre étrange par le mystère même qui avait rebuté tant d’autres.

À force de relire ces poëmes, en apparence décousus, nous finîmes par y retrouver les traces de je ne sais quelle unité perdue. Il nous sembla que les sonnets avaient été jetés pêle-mêle dans l’édition de 1609, comme ces cartes des jeux de patience dont les enfants s’amusent à remettre en ordre les fragments. Nous fîmes comme les enfants : nous nous mîmes patiemment à rapprocher, dans ces poésies, les morceaux en apparence les plus éloignés, et nous réunîmes ensemble tous ceux que le sens adaptait les uns aux autres. Tel sonnet, par exemple, marqué le xxie dans l’édition de 1609 et dans toutes les éditions modernes, nous parut faire suite à un autre marqué le cxxxe ; tel autre qui, dans ces mêmes éditions, n’avait

  1. En 1598, le critique Meres écrivait dans son Trésor de l’esprit : « De même que l’âme d’Euphorbe passait pour vivre dans Pythagore, de même l’âme harmonieuse d’Ovide vit dans Shakespeare à la langue de miel : j’en veux pour preuve Vénus et Adonis, sa Lucrèce et ses sonnets sucrés (sugared) qui circulent parmi ses amis privés. »