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INTRODUCTION.

et de ne jamais manquer la rime. Alors il eût mieux valu, pour la réputation d’un auteur ; hasarder un enjambement d’un tercet à l’autre qu’un baiser de ses lèvres aux lèvres de sa maîtresse. La continence était la première règle de la prosodie du sonnet. À en croire les belles dames qui tenaient leurs parlements à Avignon, à Toulouse, à Ferrare, à Florence, on eût dit que tous les sonnets à elles adressés devaient finir comme celui d’Oronte :

Belle Philis, on désespère
Alors qu’on espère toujours !

Les peines de cœur devaient poursuivre partout les faiseurs de sonnets. Voyez le premier qui, en Angleterre, ait osé imiter Pétrarque, ce fameux lord Surrey que Henry VIII fit décapiter à Londres, le 19 janvier 1547. Surrey avait, comme on dit, tout ce qu’il faut pour plaire : il était beau, il était jeune, il était spirituel, et, ce qui vaut mieux encore, il était riche ; enfin, séduction suprême, il était lord ! Un jour il s’amourache d’une charmante Irlandaise, la jeune Géraldine, fille de Gérard Fitz-Gérald, comte de Kildar. Que fait-il ? l’imprudent ! Il lui fait sa déclaration dans un sonnet. Immédiatement, il perd toute espèce de charme aux yeux de la belle : beauté, jeunesse, noblesse, esprit, tout cela n’est plus rien pour Géraldine ; ce pauvre Surrey n’a plus aucune chance : il a fait un sonnet ! Dès lors il a beau prier, supplier, il ne peut rien obtenir, pas même la main de sa bien-aimée. — De même que Surrey avait imité Pétrarque, Géraldine tint a imiter Laure. Comme Laure, elle en épousa un autre ; nous nous trompons, elle en épousa trois autres, car elle eut successivement trois maris. Inutile de dire que Surrey ne fut pas un de ces trois-là.

Les femmes mêmes n’étaient pas à l’abri de ces infortunes fatales, quand elles se mêlaient de faire des sonnets.