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SONNETS.

quoi aimes-tu ce que tu goûtes ainsi sans gaîté, ou du moins goûtes-tu avec plaisir ce qui t’attriste ?

Si le juste accord des notes assorties, mariées par la mesure, blesse ton oreille, ce n’est que parce qu’elles te grondent mélodieusement de perdre dans un solo la partie que tu dois au concert.

Remarque comme les cordes, ces suaves épousées, vibrent l’une contre l’autre par une mutuelle harmonie ; on dirait le père et l’enfant et la mère heureuse, qui, tous ne faisant qu’un, chantent une même note charmante :

Voix sans parole dont le chant, multiple quoique semblant unique, te murmure ceci : « Solitaire, tu t’anéantis. »

CXXIX

Est-ce par crainte de mouiller l’œil d’une veuve que tu te consumes dans une vie solitaire ? Ah ! si tu viens à mourir sans enfants, la création te pleurera, comme une épouse son époux.

La création sera ta veuve, et se désolera toujours de ce que tu n’aies pas laissé d’image de toi derrière toi : tandis qu’il est donné à toute veuve de retrouver dans le visage de ses enfants les traits de son mari.

Écoute ! ce qu’un prodigue dépense dans ce monde ne fait que changer de place, car le monde en jouit toujours ; mais la beauté stérile a sa fin dans ce monde, et c’est la détruire que de ne pas l’employer.