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SCÈNE X.

tre fois rendu de l’argent emprunté ; vivant bien et dans la juste mesure ; et maintenant je mène une vie désordonnée et hors de toute mesure.

bardolphe.

Voyez-vous, vous êtes si gras, sir John, qu’il faut bien que vous soyez hors de mesure ; hors de toute mesure raisonnable, sir John.

falstaff.

Réforme ta face et je réformerai ma vie. Tu es notre amiral ; tu portes la lanterne de la poupe, mais c’est dans ton nez ; tu es le chevalier de la lampe ardente.

bardolphe.

Allons, sir John, ma face ne vous fait pas de mal.

falstaff.

Non, je le jure ; j’en fais le bon usage que bien des gens font d’une tête de mort : c’est mon memento mori. Je ne vois jamais ta face sans penser au feu de l’enfer, et au riche qui vivait dans la pourpre ; car le voilà dans sa simarre qui brûle, qui brûle. Si tu étais quelque peu adonné à la vertu, je jurerais par ta face ; mon serment serait par ce feu qui est l’ange de Dieu ! Mais tu es tout à fait perdu ; et ma foi, n’était ta face illuminée, tu serais l’enfant des plus noires ténèbres. Quand tu courais au haut de Gadshill dans la nuit pour attraper mon cheval, si je ne t’ai pas pris pour un ignis fatuus ou pour une boule de feu grégeois, il n’y a plus d’argent qui vaille. Oh ! tu es une fête perpétuelle, un éternel feu de joie ! Tu m’as économisé mille marcs de flambeaux et de torches, en cheminant avec moi, la nuit, de taverne en taverne ; mais l’argent du vin que tu m’as bu m’aurait payé les lumières, chez le chandelier le plus cher de l’Europe. Voilà trente-deux ans que j’entretiens ton feu, salamandre que tu es. Dieu m’en récompense.