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LA SOCIÉTÉ.

ambitieux ! Mais il cherche où sont les preuves de cette ambition. César faisait-il acte d’ambition en versant dans les caisses publiques les rançons de tant de captifs, en tendant la main au pauvre, en refusant par trois fois la couronne ? Cependant Brutus affirme qu’il était ambitieux, et Antoine ne prétend pas contredire un homme si honorable. Il demande seulement la permission de pleurer le mort. Ici l’orateur s’arrête, comme absorbé par sa douleur, dans une attitude théâtrale. Mais cette interruption savante n’a d’autre but que de sonder la foule.

— Il y a beaucoup de raison dans ce qu’il dit là, chuchote un citoyen.

— Si tu considères bien la chose, murmure le voisin, César a été traité fort injustement.

— Je crains qu’il n’en vienne un pire, hasarde un troisième.

Ainsi l’émotion gagne peu à peu le flot populaire. Antoine le sent déjà onduler et s’agiter sous son souffle fatal. Mais la tâche n’est pas finie encore. Il ne suffit pas d’apitoyer le peuple en faveur du tyran mort, il faut le soulever contre ses défenseurs. Ce n’est pas assez que le peuple pleure l’homme qui a voulu l’asservir, il faut qu’il maudisse les hommes qui l’ont voulu délivrer. Pour accomplir ce chef-d’œuvre de perfidie politique, Antoine est obligé de mettre en jeu la plus infime des passions, la cupidité. Le testament de César est le pot-de-vin qu’il va offrir à la palinodie du peuple. Il faut voir avec quelle précaution machiavélique le suborneur déploie devant ces masses besoigneuses l’instrument funèbre de leur corruption. À peine leur a-t-il montré le parchemin que de toutes parts la lecture est réclamée : « Le testament ! le testament ! Nous voulons entendre le testament de César. »

Mais Antoine prolonge savamment la tentation : « Ayez patience, chers amis ; je ne dois pas le lire : il n’est pas à