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INTRODUCTION.

la calme vertu de notre entreprise ou l’indomptable zèle de nos cœurs par cette idée que notre cause ou nos actes exigent un serment. Chaque goutte de sang que porte un Romain dans ses nobles veines est convaincue de bâtardise, s’il enfreint dans le moindre détail une parole échappée à ses lèvres ! »

C’est encore en dépit de Cassius qu’au nom de l’humanité souveraine Brutus épargne la vie d’Antoine : « Notre conduite paraîtra trop sanguinaire, Caïus, si, après avoir tranché la tête, nous hachons les membres : car Antoine n’est qu’un membre de César. Soyons des sacrificateurs, mais non des bouchers ! Nous nous élevons tous contre l’esprit de César, et dans l’esprit des hommes il n’y a pas de sang. Oh ! si nous pouvions atteindre l’esprit de César, sans déchirer César ! Mais, hélas ! pour cela il faut que César saigne ! Ô doux amis, tuons-le avec fermeté, mais non avec rage ; découpons-le comme un mets digne des dieux, mais ne le mutilons pas comme une carcasse bonne pour les chiens !… Ne pensez plus à Marc-Antoine. » Admirable plaidoyer qui consacre à la fois la plus haute vérité morale et la plus grande erreur politique ! Brutus ne voit pas, comme Cassius, la faute de laisser vivre Antoine ; il ne voit qu’un crime à le faire mourir. C’est que Cassius est un homme d’État, et que Brutus est un philosophe. L’un a la sagesse relative, l’autre, la sagesse absolue. Le premier a la supériorité politique, le second, la prééminence morale. Pour celui-ci, le souverain, c’est l’utile ; pour celui-là, c’est le juste. Cassius s’asservit au succès ; Brutus ne s’assujettit qu’au devoir. L’un et l’autre représentent deux types impérissables. Cassius, c’est l’homme de l’expédient ; Brutus, c’est l’homme du principe.

Épuré par la pensée de Brutus, dégagé des calculs profanes de la politique, « œuvre de nécessité et non de haine », l’attentat contre César s’élève désormais à la hauteur d’un