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LA SOCIÉTÉ.

ce métal magique qui transmute ici-bas le bien en mal et qui « rend blanc le noir, beau le laid, juste l’injuste, jeune le vieux, vaillant le lâche ». Que va-t-il faire de ce talisman ?

Justement un bruit de pas humains se fait entendre : c’est le fracas d’une marche militaire. Voici Alcibiade qui entre dans la forêt au son du tambour et du fifre. Le jeune capitaine, révolté contre sa patrie, apparaît à la tête de ses troupes, entre deux courtisanes d’une éclatante beauté, Phryné et Timandra. Il s’approche avec compassion de son ancien hôte, et offre de soulager, dans la limite de ses moyens, une infortune qu’il déplore et qu’il n’a pas causée. Mais Timon lui réplique plus brutalement que Diogène à Alexandre : « Je t’en prie, bats le tambour et va-t’en. » Désespérant de le fléchir, Alcibiade se retire, annonçant qu’il va attaquer Athènes. À cette nouvelle, Timon manifeste une joyeuse surprise : « Tu fais la guerre aux Athéniens ! » s’écrie-t-il avec un ricanement sinistre. Alors le misanthrope retient le rebelle par le bras et remplit d’or ses poches. Avec les ressources que lui fournit la nature, il soudoie la révolte qui menace sa ville natale. Quel bonheur pour lui de subvenir aux représailles qui vont anéantir la Sodome athénienne ! Ces richesses qu’il gaspillait naguère en bienfaits, il les dissipe désormais en forfaits ! Il les prodigue au carnage, à l’incendie, à l’extermination. Il veut que la guerre soit sans quartier. Personne ne doit survivre au massacre. Le chaos réclame cette société maudite d’où la vertu est bannie. Ici l’âge, le sexe, la faiblesse, l’infirmité, ne sont plus des sauvegardes. À mort le vieillard ! c’est un usurier. À mort la matrone ! c’est une entremetteuse. À mort la vierge ! « Les mamelles de lait qui, entre les barreaux de sa gorgerette, provoquent le regard de l’homme, ne sont pas inscrites sur la page de la pitié ! » À mort l’enfant ! c’est un bâtard. « En avant,