Page:Shakespeare - Œuvres complètes, traduction Hugo, Pagnerre, 1872, tome 10.djvu/59

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
55
INTRODUCTION.

Le philanthrope n’est plus : place au misanthrope !

Timon est résolu à rompre avec le monde, mais il entend que cette rupture soit scandaleuse comme l’ingratitude qui la cause. Il ne veut pas laisser le dernier mot à la trahison, et il retient sa colère pour la faire éclater, dans une farce terrible, sur toutes ces fourberies humiliées. — Avant de quitter ce toit domestique sous lequel il n’est plus qu’un étranger, Timon convoque la société athénienne à un dernier rendez-vous. Par son ordre, le palais est illuminé de nouveau ; les galeries sont décorées ainsi que pour une fête. Des valets aux livrées étincelantes, circulant des cuisines à la salle du banquet, apportent dans des plats couverts on ne sait quel surprenant souper. Les hérauts, étages sur les degrés du péristyle, annoncent les nouveaux venus au son de la trompette. Tous les invités ont répondu à l’appel. À l’aspect de ces magnificences, chacun s’imagine que la misère de Timon n’était qu’une feinte et se repent d’avoir été dupe. Chacun voudrait s’être montré plus généreux à son égard et lui demande pardon de n’avoir pu l’assister. Timon répond avec une superbe bienveillance à ces plates excuses et presse ses commensaux de prendre place. Dès que tous se sont rangés autour de cette table immense qui pourrait servir au festin de Balthazar, quand tous ces êtres, ayant l’estomac pour cœur, sont prêts à la bombance, quand tous ces appétits ameutés n’attendent plus qu’un signal pour se jeter sur la curée, l’hôte se transfigure en vengeur. Ces lèvres attiques, qui respiraient la plus suave courtoisie, laissent échapper pour la première fois l’ironie et le sarcasme. Dans des actions de grâces dérisoires. Timon appelle sur ses convives stupéfaits la colère d’en haut ; il conjure le ciel de châtier tous ces amis qu’il convie au néant : « Chiens ! leur crie-t-il, enlevez les couvercles et lapez ! » Et les couvercles tombent, et partout de ces soupières somptueuses s’élève