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INTRODUCTION.

férence à la honte, leur trahison envers elles-mêmes. Et, si ces générations restent sourdes à vos reproches, alors peut-être l’accablant ennui vous saisira ; vous vous sentirez envahir par une morbide amertume, et, découragé de la lutte par votre impuissance même, vous serez atteint de cette nostalgie d’outre-tombe à laquelle ont succombé les plus stoïques.

La magnanimité de Shakespeare le rendait plus que tout autre sujet à cette fatale mélancolie. Que ne devait pas souffrir l’auteur de Comme il vous plaira, quand il comparait en lui-même le monde qu’il rêvait au monde qu’il voyait ! Il rêvait par tout le bien, l’équité, la vertu ; partout il voyait le mal, l’injustice, la corruption. Il rêvait la douce et radieuse république épanouie au soleil de l’idéale forêt des Ardennes, et il ne voyait que la sinistre monarchie des Tudors et des Stuarts. Il aspirait à la lumière, et il n’apercevait autour de lui que des ténèbres insondables. En vain, égaré dans l’ombre immémoriale des âges, il invoquait la civilisation, l’avenir, le jour. Aucune aurore ne répondait à sa voix. Alors le découragement s’emparait de lui ; et, comme si la nuit du sépulcre était moins profonde que la nuit d’une telle existence, il jetait à la tombe cet appel désespéré : « Lassé de tout, j’appelle à grands cris le repos de la mort, lassé de voir le mérite né mendiant, et le dénûment affamé travesti en drôlerie, et la foi la plus pure douloureusement parjurée, et l’honneur d’or honteusement déplacé, et la vertu vierge prostituée à la brutalité, et le juste mérite à tort disgracié, et la force paralysée par le pouvoir boiteux, et l’art bâillonné par l’autorité, et la niaiserie, vêtue en docteur, contrôlant le talent, et le Bien captif esclave du capitaine Mal[1]. »

Si l’homme qui avait nom Shakespeare ressentait ainsi

  1. Voir le 18e sonnet de Shakespeare, dans la traduction que j’ai publiée. [Paris, Michel Levy, 1856.]