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INTRODUCTION.

nayé, ni des pierres plus ou moins précieuses, mais de vraies prières qui s’élèveront vers le ciel et y entreront avant le soleil levant.

Mais Isabelle se trompe : ce n’est pas par ces présents ineffables qu’elle peut corrompre une pareille conscience. Elle s’imagine avoir attendri Angelo par la sainte prédication de la charité. Quelle erreur ! Ce qui a touché Angelo, ce n’est pas l’éloquence de sa parole, c’est le charme de sa voix. Ce qui l’a séduit, ce n’est pas la suavité de la prière, c’est le geste de la suppliante. Ce qui l’a tenté, ce n’est pas l’appât moral d’une bonne action, c’est l’attrait charnel d’une virginale beauté. Isabelle se figure avoir remué l’âme d’Angelo, elle n’a bouleversé que ses sens. Au lieu d’un magnanime désir, elle ne lui a inspiré que la plus basse convoitise. Au lieu d’une noble flamme, elle n’a allumé en lui que les feux de l’enfer. Son angélique pudeur va provoquer chez cet homme le rut du démon.

Le lendemain, quand Isabelle revient au palais, Angelo est seul. Le magistrat a éloigné tous les témoins. Plus circonspect que Tartufe, il a pris les précautions nécessaires pour que pas un tiers ne sache ce qui va se passer. Il est bien sûr que le secret lui sera gardé. Cette jeune fille est à sa discrétion : il la veut, il la tient. Il peut à son aise la circonvenir, la séduire, l’entraîner à l’aide de cette puissante amorce : la vie d’un frère. — Arrière donc « la gravité qui faisait son orgueil » ! Arrière « cette dignité qui extorque la crainte des sots et enchaîne les imbéciles à ses faux semblants » ! À bas le masque ! Le magistrat n’a plus que faire ici de son hypocrisie ; il peut mettre son impudeur à nu ; il peut sans scrupule être infâme.

— Eh bien, jolie fille, dit-il à Isabelle qui entre ?

— Je viens savoir votre décision.

— Votre frère ne peut vivre.