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LA SOCIÉTÉ.

critique, ne sauraient être présentées sérieusement par ceux qui louent sans réserve les autres pièces du maître. Les chefs-d’œuvre les plus universellement acceptés, Hamlet, Othello, Roméo et Juliette, le Roi Lear, offrent maints passages tout aussi licencieux que les scènes qui révoltent les détracteurs de Mesure pour Mesure. Le reproche d’obscénité n’est donc pour ceux-ci qu’un prétexte ; le motif, le motif véritable n’est pas là. Ce qui indigne ces critiques, ce qui leur inspire, à leur insu même, une si invincible répugnance, ce n’est pas la forme, c’est le fond même de l’œuvre. Hazlitt a trahi leur sentiment intime lorsqu’il a dit : « Il y a dans la nature du sujet de cette pièce un péché originel qui nous empêche d’y prendre un intérêt sympathique. » Quel est ce péché originel ? Je vais tâcher de l’expliquer.

S’il est une nation qui honore l’apparence, cette nation, c’est l’Angleterre. S’il est une race qui se laisse prendre aux semblants, cette race, c’est la race anglo-saxonne. Les dehors exercent sur elle une fascination singulière. Pour elle, paraître, c’est exister ; la question, ce n’est pas d’être vertueux, c’est de sembler vertueux ; ce n’est pas d’être fort, c’est de sembler fort ; ce n’est pas d’être puissant, c’est de sembler puissant. La gravité visible constitue pour elle la vraie dignité. Le décorum extérieur est le critérium de l’honneur intérieur. — Eh bien, c’est en dépit de ce préjugé national qu’a été conçu Mesure pour Mesure. Dans cette œuvre audacieuse, Shakespeare a détruit le prestige de l’apparence si cher à la vanité de ses concitoyens ; il a montré le néant de cette vertu spécieuse dont un peuple essentiellement formaliste est toujours la dupe obstinée. La conception du principal personnage est une offense directe à la pruderie sociale de l’Angleterre. Froid, rigoriste, flegmatique, observateur scrupuleux de l’usage, ami des traditions, toujours soucieux du qu’en dira-t-on, dédaignant l’émotion comme une faiblesse, impassible de