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TIMON D'ATHÈNES.

visiteurs. — Dans l’ouvrage que je viens d’ébaucher, j’ai représenté un homme — à qui ce bas monde prodigue les embrassades et les caresses — avec le plus généreux empressement… Mon libre style — ne se fixe à aucun objet particulier, mais se laisse dériver — sur une vaste mer de cire. Nul trait méchant — n’envenime une seule virgule dans l’essor que prend ma poésie ; — mais elle vole, hardie et impétueuse comme l’aigle, — sans laisser de ravage derrière elle.

le peintre.

— Que voulez-vous dire ?

le poète.

Je vais vous l’expliquer. — Vous voyez comme toutes les classes, tous les esprits — les plus superficiels et les plus légers, comme — les plus graves et les austères, offrent — leurs services au seigneur Timon : la grande fortune, — dont dispose sa bonne et gracieuse nature, — lui gagne, lui attache, lui asservit — tous les cœurs, depuis le flatteur à la face miroitante — jusqu’à cet Apemantus qui n’aime rien autant — que s’abhorrer lui-même : il n’est pas jusqu’à celui-là qui ne plie — le genou devant Timon, heureux s’il s’en retourne — enrichi d’un sourire.

le peintre.

Je les ai vus causer ensemble.

le poète.

— Monsieur, j’ai représenté la fortune trônant — sur une haute et riante colline. À la base de la montagne — sont rangés tous les mérites, les êtres de tous genres — qui, au sein de cette sphère, s’évertuent — à relever leur condition. Dans cette foule — dont les regards sont fixés sur cette souveraine, — je montre un personnage ayant les traits de Timon ; — d’un signe de sa main d’ivoire la Fortune l’appelle à elle, — et par cette faveur subite change en serviteurs et en esclaves — tous ses rivaux.