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LA SOCIÉTÉ.

Ne chicanons pas le génie, et convenons de bonne grâce que celui qui a conçu de telles choses était bien capable de les préméditer ! Que si des critiques obstinément sceptiques hésitaient encore à faire cet aveu et à reconnaître dans Shakespeare un des artistes qui ont le plus puissamment contribué à l’élévation morale du genre humain, je les invite à relire attentivement les trois pièces que j’ai essayé de traduire dans ce volume, et j’ose affirmer que cette étude aura raison de leurs derniers doutes. Comment, en effet, persisteraient-ils à nier que le poëte anglais eût souci de notre état social, en présence de cette magnifique trilogie dont la société est la véritable héroïne ? Ici c’est la société même qui va occuper la scène ; c’est son gouvernement, c’est sa constitution, c’est sa nature, c’est son histoire, ce sont ses vices, ce sont ses luttes, ce sont ses détresses, ce sont ses désastres qui vont être mis sous nos yeux ; c’est le drame de la société qui va se jouer. Ô vous qui croyez encore que Shakespeare était indifférent aux misères de notre communauté, regardez. Shakespeare va dévoiler les trois grandes plaies qui la rongent : dans Mesure pour Mesure, l’hypocrisie, dans Timon d’Athènes l’égoïsme, dans Jules César, la servilité.

I

L’aventure qui fait le sujet de Mesure pour Mesure est de tous les temps et de tous les pays. Si monstrueux qu’il soit, ce n’est pas un personnage rare qu’un magistrat coupable du crime pour lequel il condamne un autre homme. Il ne faudrait pas chercher bien loin dans l’histoire du peuple le plus civilisé pour y trouver un juge concussionnaire sévissant contre un voleur, un juge prévaricateur punissant un faussaire, ou un juge adultère s’oubliant jusqu’à châtier un adultère. — Un malheureux est condamné