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INTRODUCTION.

Car Brutus n’a été vaincu que par lui-même, et nul autre que lui n’a eu la gloire de sa mort.

Devant ce grand suicide qui frustre leur triomphe, les victorieux s’inclinent. Tel est le prestige de cette probité déchue qu’elle force le succès même à fléchir. En présence des restes sacrés du patriote, les triumvirs sont saisis de respect. Ils se penchent avec une religieuse émotion sur ce corps vénérable d’où vient de s’échapper par une issue désespérée l’âme la plus héroïque qui ait encore animé l’argile terrestre.

— De tous les Romains, s’écrie Antoine, ce fut là le plus noble. Tous les conjurés, excepté lui, n’agirent que par envie contre le grand César. Lui seul pensait loyalement à l’intérêt général et au bien public. Sa vie était paisible, et les éléments si bien combinés en lui que la nature pouvait se lever et dire au monde entier : Voilà un homme !

Oui, voilà un homme ! Jamais plus mâle figure ne traversa notre scène. Jamais caractère ne réunit dans un plus admirable ensemble les vertus humaines et les vertus viriles, — douceur et énergie, tendresse et fermeté, bonté et courage. Jamais mortel n’exalta plus haut le moi de l’être, ne réclama d’une manière plus éclatante cette initiative qui distingue la volonté de l’instinct, ne revendiqua plus obstinément la possession de l’individu par lui-même, la supériorité de l’esprit sur la matière, la souveraineté de la créature sur la création. — La révolte fabuleuse des Titans contre Jupiter n’offre rien de plus grand que cette insurrection d’un homme contre la destinée. Champion de la République, ce n’est pas seulement le génie de César qu’affronte Brutus, c’est la nécessité elle-même. Il a contre lui, non-seulement les forces supérieures d’une puissance matérielle, mais cette force suprême d’une puissance invisible, la force des choses. La fatalité pousse le genre humain vers