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LA SOCIÉTÉ.

Un monde voué à l’esclavage a cessé d’être habitable pour une âme libre. Brutus voulait affranchir le genre humain ; le genre humain s’est tourné contre Brutus et s’est prostitué au despotisme par une servitude volontaire. Soit ! mais Brutus ne veut pas subir, lui, ce joug avilissant qui va peser désormais sur les générations. S’il n’a pu soustraire l’univers à la tyrannie, il prétend du moins y soustraire son âme. Les vainqueurs ont beau cerner la retraite du stoïque : ils ne pourront le faire prisonnier. Insensés qui croient traîner un tel captif en triomphe ! Oublient-ils qu’il reste à Brutus l’issue suprême ? Brutus va chercher dans la mort cette indépendance nécessaire qu’il ne peut plus trouver dans la vie.

— Adieu à vous, et à vous, et à vous !… Compatriotes, je gagnerai à cette désastreuse journée plus de gloire qu’Octave et Marc-Antoine n’en obtiendront par leur infâme triomphe ! Sur ce, adieu à tous ! Car la bouche de Brutus a presque achevé le récit de sa vie. La nuit s’étend sur mes yeux ; mes os veulent reposer… Straton, tu es un digne compagnon : un reflet d’honneur est sur ta vie. Tiens donc mon épée et détourne la face, tandis que je me jetterai dessus. Veux-tu, Straton ?

— Donnez-moi d’abord votre main. Adieu, mon seigneur.

— Adieu, bon Straton… César, apaise-toi ; certes, je ne t’ai pas tué avec autant d’ardeur !

Et l’affranchi tend le glaive qui va affranchir son maître… À peine Brutus a-t-il expiré que retentit la fanfare joyeuse de l’ennemi. Le rocher a été forcé, et Antoine et Octave viennent chercher leur captif.

— Straton, où est ton maître ? demande Messala qui vient d’être pris.

— Il est délivré de la servitude où vous êtes, Messala. Les vainqueurs ne peuvent faire de lui que des cendres.