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LES COMÉDIES DE L’AMOUR.

Dans la légende de Boccace dont s’est inspiré Shakespeare, Gillette, abandonnée par Bertrand, devient une femme politique ; comtesse de Roussillon, elle gouverne, comme régente, les États de son mari et s’en acquitte à la satisfaction du public : « Tout étant gâté et en désordre, elle remit comme sage dame et par grande sollicitude tout en ordre. Dont ses sujets se contentèrent grandement et eurent aussi amour pour elle, blâmant fort le comte de ce qu’il ne s’en contentait pas. » Mais Hélène est trop délicatement fière pour se parer ainsi d’un titre que son mari lui conteste ; elle ne se reconnaîtra comme comtesse de Roussillon que quand Bertrand l’aura saluée telle. D’ailleurs elle est trop follement éprise du comte pour rester calme tandis qu’il joue sa vie sur le champ de bataille, et elle se reproche comme autant de crimes les dangers qu’il court : « Pauvre seigneur, c’est moi qui te chasse de ton pays et qui t’expose à l’événement d’une guerre sans merci ! L’homme qui tire sur toi, c’est moi qui l’aposte ! L’homme qui lève le fer contre ton sein aventureux, je suis la misérable qui l’excite, et, si je ne te tue pas, je suis la cause de ta mort ! Ah ! que plutôt toutes les misères dont dispose la nature me soient infligées à la fois ! Je veux partir. Ma présence ici est ce qui t’éloigne : est-ce que je puis rester ? Viens, nuit ! Jour, disparais ! Je veux, triste voleuse, me dérober dans les ténèbres. »

La Gillette de Boccace quitte le Roussillon après avoir solennellement convoqué les notables de la comté et leur avoir notifié sa résolution. Elle part au grand jour comme une souveraine qui abdique. Hélène se sauve la nuit « comme une voleuse. »

Combien ce départ furtif est plus dramatique et plus touchant ! C’est qu’en effet, au fond de son âme, Hélène a un remords que n’éprouve pas Gillette. Elle sent, — et