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LES COMÉDIES DE L’AMOUR.

œuvre, Shakespeare fut choqué d’une scène qui terminait par une impression pénible la joyeuse comédie. Comme artiste et comme philosophe, il réprouva cette conclusion tout orientale qui assimilait l’homme à la chose. Eh quoi ! vous avez fait un heureux de ce misérable ; vous lui avez donné ce que le sort aveugle accorde à d’autres, on ne sait pourquoi ; vous l’avez affublé de richesse, de luxe et de puissance ; vous l’avez transporté, au milieu des symphonies, dans l’atmosphère embeaumée d’un paradis terrestre ! Et, après lui avoir créé le goût de toutes ces splendeurs, après l’avoir habitué à toutes ces délices, après l’avoir élu à cet Éden, vous le repoussez du pied dans le ruisseau, vous le recrachez dans son enfer ! Et vous voulez que, devant cette mystification cruelle, tous éclatent de rire ! Eh bien, non ! ce dénoûment que vous croyez drôle n’est que lugubre. Il a pu égayer le calife, mais il attriste le penseur. Aussi, que fait Shakespeare ? Lui, qui d’abord avait accepté cette conclusion, il se ravise et la supprime de l’œuvre définitive.

Vous chercheriez vainement dans la comédie imprimée en 1623, la scène par laquelle finit la comédie publiée en 1594, — cette triste scène où le bonhomme Sly éprouve un si cruel désenchantement en se réveillant à la porte de la taverne. Comment ne pas voir dans cette suppression préméditée la généreuse intention du poëte ? Ainsi modifiée, la légende du Dormeur éveillé devient une magnifique parabole. Cet ivrogne rencontré au coin d’un cabaret, ce gueux qui se querelle avec l’hôtesse qu’il ne peut pas payer, ce manant dont un grand seigneur s’amuse, cette espèce dont les valets se moquent, ce plastron à insultes, ce vagabond, ce chenapan, ce Christophe, — c’est l’homme du peuple au moyen âge, avili par la misère, abruti par la servitude, mais resté bon