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TROISIÈME HISTOIRE TRAGIQUE.

mer une ingrate, puisqu’elle me dédaigne ainsi ? Je la suis partout, et elle me fuit : je ne puis vivre si je ne suis auprès d’elle, et elle n’a contentement aucun, sinon quand elle est absente de moi. Je me veux donc pour l’avenir étranger de sa présence, car peut-être que, ne la voyant plus, ce mien feu qui prend viande et aliment de ses beaux yeux s’amortira peu à peu : mais, pensant exécuter ses pensers, en un instant ils étaient réduits au contraire, de sorte que, ne sachant en quoi se résoudre, passait ses jours et ses nuits en plaintes merveilleuses : car amour le sollicitait de si près, et lui avait si bien empreinte la beauté de la demoiselle en l’intérieur de son cœur, que, n’y pouvant plus résister, il succombait au faix et se fondait peu à peu comme la neige au soleil.

De quoi émerveillés ses parents et alliés plaignaient grandement son désastre : mais sur les autres un sien compagnon[1], plus mûr d’âge et de conseil que lui, commença à le reprendre aigrement : car l’amitié qu’il lui portait était si grande, qu’il se ressentait de son martyre, et participait à sa passion, qui fut cause que, le voyant agité de ses rêveries amoureuses, il lui dit :

— Rhoméo, je m’émerveille grandement comme tu consumes ainsi le meilleur de ton âge à la poursuite d’une chose de laquelle tu te vois méprisé et banni, sans qu’elle ait respect ni à ta prodigue dépense, ni à ton honneur, ni à tes larmes, ni même à ta misérable vie qui émeuvent les plus constants à pitié. Par quoi je te prie, par notre ancienne amitié et par ton propre salut, que tu apprennes à l’avenir à être tien, sans aliéner ta liberté à personne tant ingrate, car, à ce que je puis conjecturer par les choses qui sont passées entre toi et elle, ou elle est amoureuse de quelque autre, ou bien est en délibéra-

  1. Benvolio.