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LES AMANTS TRAGIQUES.

le champ de bataille et la victoire ; il déserte ces peuples qui étaient venus là se faire tuer pour lui ; il se dérobe à ces légions fidèles qui l’avaient si vaillamment soutenu à Pharsale et à Philippes. Que lui importent l’honneur et la gloire et la toute-puissance ? Il n’écoute que sa passion ; lui, le lieutenant de César, le vainqueur de Cassius, il s’est sauvé comme un lâche, et un baiser de Cléopâtre l’a déjà consolé de l’empire perdu. Mais Octave ne lui laisse pas de répit ; il rallie à ses aigles implacables l’Europe et l’Asie, et vient assiéger l’adultère jusque dans Alexandrie. En vain les amants ont cru ressaisir la victoire dans une sortie heureuse. Le dieu Bacchus qui les protégeait les abandonne, le peuple fait comme le dieu et les trahit. La désertion va les livrer à Octave, mais, au moment où le vainqueur croit les tenir, tous deux lui échappent par le suicide. La dynastie des Ptolémées succombe à la morsure d’un aspic ; la fière Égypte devient une province romaine ; l’univers n’a plus qu’un maître ; l’ère des Césars commence ; Octavie est vengée et le monde est esclave.

On comprend à quel point ce drame, si éloquemment raconté par Plutarque, devait séduire le génie de Shakespeare. L’auteur d’Hamlet trouvait, dans ce sujet unique, l’éclatante confirmation de ses vues sur l’impuissance de la volonté humaine aux prises avec les forces mystérieuses qui dirigent la marche des choses. Pendant des siècles, une grande ville, qui représentait une grande idée, avait tenté de transformer l’univers à son image ; aidée des plus vaillants capitaines et des hommes d’État les plus habiles, Rome avait voulu agglomérer les peuples sous sa suprématie tutélaire : elle avait essayé de rallier les nations ennemies dans une vaste communauté à laquelle elle avait donné d’avance le nom sublime de République. Chimérique espoir ! L’effort de Rome vers