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LES JALOUX.

du même pays et du même sang que le More de Venise, et dont l’apparition provoque la même épigramme, veut-on savoir comment il est dépeint dans l’édition originale, publiée en 1600 sous les yeux de l’auteur ?

« Enter Morochius, a tawny Moor, all in white.

Entre le prince de Maroc, un More basané, tout en blanc. »

Ici, plus de doute possible. Le texte est formel ; l’intention du poëte est écrite en toutes lettres. Shakespeare a voulu que le More qui s’offre à Portia eût le teint basané de l’Arabe. Pourquoi donc aurait-il voulu que le More à qui s’offre Desdémona eût le teint noir du Cafre ? Non ; quoi qu’en aient dit les critiques d’Allemagne et d’Amérique, le séducteur de la fille des doges n’est point un nègre. Shakespeare a pu jeter le crépuscule sur le noble visage d’Othello ; il n’y a point fait la nuit.

Il n’a pas commis l’injustifiable méprise dont Schlegel le félicite. Il n’a pas confondu le More avec le nègre. Tout enfant, William avait entendu parler de ce peuple artiste et industrieux qui, traqué dans les monts de l’Alpujarra, opposait encore à l’implacable ennemi de l’Angleterre une si vigoureuse résistance. Ces hommes chevaleresques que Philippe II eut tant de peine à réduire et qui, si longtemps, défendirent contre la toute-puissance espagnole leurs coutumes, leurs foyers, leur patrie, leur religion, — ces hommes-là, Shakespeare n’a pu les confondre avec ces pauvres créatures que le négrier anglais échangeait sur la côte de Guinée contre quelque verroterie ou quelque ruban, et qu’il menait ensuite labourer, bétail humain, les savanes de la Virginie. Au seizième siècle, le nègre était encore en Europe ce qu’est le paria dans l’Inde ; dégradé du titre humain, il était traité comme la bête dont on le disait parent, et des