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LES JALOUX.

nègre, s’ensuit-il qu’il n’y a que les nègres qui aient de grosses lèvres ? Ce trait ne se retrouverait-il pas fréquemment chez les autres types, et, loin d’être un stigmate de sauvagerie, n’est-il pas considéré, depuis les études de Lavater, comme un signe de bonté, comme un indice extérieur de ces qualités expansives dont le poëte a doué Othello ? — Il est très-vrai aussi que le More de Venise est fréquemment désigné comme noir par les personnages du drame qui lui sont le plus sympathiques : « Votre gendre, dit le doge à Brabantio, est plus brillant encore qu’il n’est noir. » Et Othello lui-même, cherchant les motifs du dégoût qu’il croit inspirer à Desdémona, se dit à lui-même qu’il est noir : Perhaps for I am black. Mais le mot black, que nos dictionnaires traduisent par le mot noir, avait-il au temps de Shakespeare la valeur absolue que les critiques américains et allemands lui ont attribuée ? Je ne le crois pas, et je citerai à l’appui de mon opinion un exemple frappant.

Voyez, dans les Sonnets de Shakespeare, le portrait que le poëte nous fait de sa maîtresse : « Si la neige est blanche, certes sa gorge est brune ; j’ai vu des roses de Damas, rouges et blanches, mais je n’en ai pas vu de telles sur ses joues. » Ainsi, Shakespeare est épris d’une brune ; jusque-là, rien que de naturel, et cet accident peut nous arriver à tous ; mais bientôt, emporté par son enthousiasme d’amant, le poëte déclare qu’à ses yeux le teint brun est le plus beau qui soit, et, pour rendre son idée, il s’écrie :

Thy black is fairest in my judgment’s place[1].

Ce qui signifierait, littéralement traduit : « Ton teint noir est le plus brillant au gré de mon jugement. »

  1. Voir le sonnet 131 dans l’édition anglaise et le sonnet 10 dans l’édition