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LES JALOUX.

ne m’a pas écoutée. Son manque de prudence a causé sa perte ! » Et la toute-puissante souveraine fondait en larmes comme un enfant. Les ministres firent tout au monde pour guérir leur reine de cette incurable mélancolie. Il y avait un jeune seigneur qui ressemblait d’une manière frappante au feu comte d’Essex : c’était le comte de Clanricarde. Le secrétaire d’État Cécil le recommanda à Sa Majesté, espérant qu’elle le prendrait en gré et que peut-être un nouvel amour ferait diversion à ses regrets. Mais cette ressemblance ne servit qu’à accroître la douleur d’Élisabeth, et, chaque fois que la reine voyait Clanricarde, elle songeait à l’autre. La figure fraîche et rose du jeune comte lui rappelait à chaque instant une tête coupée.

Les courtisans s’ingéniaient tous pour distraire la fille du roi Henry VIII et l’étourdir : ils l’engageaient à danser pour lui faire croire à son éternelle jeunesse, et la vieille reine dansait machinalement, la mort dans l’âme. Le 28 avril, elle ouvrit un bal à Richmond avec le duc de Nevers. Deux jours après, sous prétexte d’observer une coutume nationale, elle s’en alla avec tous ses gens dans le bois de Lewisham, à deux milles de Greenwich, pour voir se lever le premier soleil de mai. Pendant tout l’été, la cour s’amusa pour l’amuser : ce fut une succession continuelle de concerts, de banquets, de galas. Le lord chambellan épuisa tout son programme de menus plaisirs : parties de chasse, quadrilles sur la pelouse, promenades sur l’eau, excursions en carrosses dorés. La reine était toujours triste.

Alors la cour fit un suprême effort. Une grande dame qui venait d’épouser en secondes noces le richissime chevalier sir Thomas Egerton, une femme que les poëtes du temps invoquaient comme leur patronne, et qui eut dans sa vie l’insigne honneur d’être chantée, jeune, par Spen-