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INTRODUCTION.

çais dont les gourmets de Provence sont si friands. Alors son plan est tout tracé : on vendra les deux chevaux qui coûtent si cher à nourrir ; avec le prix des chevaux on aura du blé ; avec le blé on fera des miches, et avec le prix des miches on nourrira et on habillera comme il faut monseigneur et son page. Aussitôt dit, aussitôt fait. Jehanne se mit à pétrir la pâte, ouvre boutique, et bientôt on ne parle dans tout Marseille que des petits pains de Jehan. C’est une vogue, c’est une fureur. Le nouvel établissement fit fortune ; Jehanne consacrait tous ses bénéfices au luxe de son maître, et jamais messire Robert n’avait mené train plus somptueux que depuis que son écuyer s’était improvisé boulanger.

Au bout de quelque temps, Jehanne acheta une grande maison et y tint une auberge où affluaient tous les voyageurs. Un jour, elle vit venir un homme en habit de pèlerin. Cet homme, qui avait l’air fort contrit, lui raconta spontanément qu’il allait à Jérusalem pour expier une grande faute. Jehanne demanda quelle était cette faute, et l’homme expliqua sans détour qu’il avait calomnié une femme, et qu’en la calomniant il avait ruiné son mari. Jehanne reconnut ce Raoul qui avait causé tous ses malheurs ; mais, généreuse, elle le laissa partir sans prévenir messire Robert de cette visite. Quelques mois plus tard, Raoul revint de Jérusalem, et, aussitôt débarqué à Marseille, ne manqua pas de descendre à cet hôtel français où il avait été si bien hébergé. Jehanne le laissa partir encore un fois sans rien dire. Seulement, quelques semaines après, elle alla trouver messire Robert et lui dit : — Il y a sept ans, sire, que vous n’avez vu votre pays ; que vous semble d’y retourner et de savoir ce qui s’y passe ? — Certes, Jehan, je ferai tout ce qu’il vous plaira. — Sire, je vendrai notre harnais et appareillerai votre voie, et nous nous en irons de-