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APPENDICE.

plu à Dieu de m’ôter mon mari, ma volonté s’est de tout d’amours éloigée. Or, il me convient honnêtement me maintenir. Pandaro, je vous prie, que cette réponse ne vous déplaise, et faites qu’il soit conforté d’autres plaisirs et nouveaux pensements. » Pandaro fut tout honteux quand il ouit ainsi parler sa cousine, et pour s’en partir fut prêt ; mais il se retint, et se tournant vers elle, il lui dit : « Brisaïda, si Dieu me veuille donner ce que plus je désire, je vous ai dit et conseillé ce que je dirais et conseillerais à ma propre sœur charnelle, ou à ma fille, ou à ma femme si je l’avais, pour ce que je connais que Troylus mérite plus grande chose beaucoup que n’est votre amour. Je ne crois point que en tout le monde en soit un plus secret, loyal et qui mieux tienne sa promesse, ni ne désire rien tant que vous. Ne perdez plus temps et pensez que mort ou vieillesse emporteront votre beauté. » — « Hélas, dit Brisaïda, vous dites vrai. Ainsi s’en passent les ans petit à petit, et la plupart meurent avant que le terme de la nature soit accompli !… Sur ma foi, de ce que m’avez dit de Troylus, j’en ai pitié eu ; et si vous dis bien que je ne suis pas si piteuse comme il vous semble. » Puis un peu après jeta un grand soupir en muant couleur au visage, et dit à Pandaro : « Or, je connais où tire votre désir piteux, et je ferai le pour vous complaire, et ainsi qu’il veut, et lui suffise si je le regarde. Mais pour fuir honte ou pis, par aventure, priez lui qu’il soit sage et fasse en façon que je ne puisse ouir blâme ni lui aussi. » Quand Pandaro fut parti, s’en alla la belle Brisaïda toute seulette en sa chambre ; et, joyeuse, elle devise à elle-même en cette manière : « Je suis gente et belle, veuve, riche, noble et bien aimée, je n’ai nuls enfants, et vis en repos : pourquoi donc ne dois-je être amoureuse ? Et si, par aventure, honnêteté me le défend, je serai sage et tiendrai ma vo-