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LES JALOUX.

taire, il a fait les comparses de son théâtre. C’est bien volontairement qu’il a choisi le champ de bataille homérique pour les rendez-vous de sa jeune première, et qu’il a pris cette toile de fond épique, les remparts d’Ilion, pour le décor d’une intrigue d’amour.

Et cette intrigue d’amour que Shakespeare a ainsi mise en scène, a-t-elle au moins la dignité d’une tradition classique ? Non, elle n’est qu’une légende romanesque. La fable primitive qui raconte la passion de Troylus pour Cressida ne date pas de l’antiquité ; elle date du Moyen Âge. Elle n’est pas l’œuvre du rapsode phrygien Darès, comme le croit Schlegel, ni même, comme l’affirment Dryden et Pope, l’œuvre de Lollius le Lombard, écrivain du Bas-Empire. Elle a pour auteur, devinez qui ? un poëte normand du douzième siècle, Benoist de Saint-Maur. Témérité suprême, Shakespeare a fait figurer les personnages d’Homère dans la ballade d’un ménestrel. Il a eu la fière audace d’un constructeur de cathédrales à qui l’on proposerait le Parthénon pour modèle, et qui, pour toute réponse, engagerait dans une frise gothique les bas-reliefs de Phidias !

Qui connaît Benoist de Saint-Maur aujourd’hui ? Qui se rappelle qu’il y a sept cents ans, un homme portant ce nom composait dans un patois grossier des vers qu’il psalmodiait en s’accompagnant d’un luth informe. Sans doute ce trouvère vivait comme ses confrères, les poètes primitifs, allant de manoir en manoir demander une hospitalité qu’il payait en gais propos, musicien parasite, chansonnier ambulant, vivant de son bel esprit et de sa bonne humeur, ayant le jarret aussi infatigable que la verve, marchant toute une après-midi pour parvenir avant le couvre-feu à la seigneurie voisine, mendiant du châtelain un dîner pour un chant de guerre, et obtenant de la châtelaine un souper pour un lai d’amour ! Un jour,