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NOTES.
LE ROI JEAN.

Philippe, à boire ! Oh ! que n’ai-je toutes les glaces des Alpes — pour refouler et pour éteindre ce feu intérieur — qui fait rage en moi comme un bourreau incandescent. — C’est en vain que, pour consumer l’arbre divin dans Babylone, — toutes les puissances ont épuisé leur puissance. — C’est en vain aussi que mon cœur oppose sa faible résistance — à l’invasion farouche de celui qui est plus fort que les rois — Au secours, mon Dieu ! Quelles souffrances ! — Je meurs. Jean, cette torture — t’est infligée pour tes coupables forfaits — Philippe, une chaise, en attendant la tombe ! — Mes jambes dédaignent de porter un roi.

LE BÂTARD.

— Ah ! mon bon seigneur, triomphez de la douleur par la patience, — et supportez vos peines avec une royale énergie.

LE ROI JEAN.

— Il me semble que je vois la liste de mes crimes — écrite par un démon en caractères de marbre. — Le moindre suffirait pour me faire perdre ma part du ciel. — Il me semble que le diable murmure à mon oreille — et me dit que tout espoir de miséricorde est vain, — et que je dois être damné pour la mort soudaine d’Arthur. — Je vois, je vois des milliers, des milliers d’hommes — venus pour me reprocher tout le mal que j’ai fait sur terre. — Ah ! il n’existe pas de Dieu assez clément pour me pardonner tant de crimes. — Comment ai-je vécu, si ce n’est au détriment d’un autre ? — À quoi me suis-je plu, si ce n’est à la ruine des autres ? — Quand ai-je jamais fait un acte méritoire ? — Quelle est celle de mes journées — qui n’a pas abouti à quelque malheur fameux ? — Ma vie, pleine de fureur et de tyrannie, — peut-elle implorer grâce pour une mort si étrange ? — Qui donc dira que Jean a succombé trop tôt ? — Et qui plutôt ne dira pas qu’il a vécu trop longtemps ? — Le déshonneur m’a poursuivi dans ma vie, — et l’humiliation m’accompagne à ma mort. — Pourquoi ai-je échappé à la furie des Français, — et ne suis-je pas mort sous le coup de leurs épées ? — Ma vie a été honteuse, et elle finit honteusement, — méprisée par mes ennemis, dédaignée par mes amis.

LE BÂTARD.

— Pardonnez au monde et à tous vos ennemis terrestres, — et invoquez le Christ qui est votre dernier ami.

LE ROI JEAN.

— Ma langue se trouble. Te l’avouerai-je, ami Philippe ? — depuis que Jean s’est soumis au prêtre de Rome, — ni lui ni les siens n’ont prospéré sur la terre : — ses bénédictions sont maudites, et son anathème est bénédiction. — Du fond de mon âme je crie vers mon Dieu, — comme criait le royal prophète David — dont les mains étaient comme les miennes, souillées par le meurtre. — Pas plus qu’à lui, il ne m’est réservé de bâtir la maison du Seigneur ; — mais, si mon cœur mourant ne me trompe pas, — de mes flancs sortira une famille royale — qui de ses bras atteindra jusqu’aux portes de Rome, — et foulera sous ses pieds l’orgueil de la prostituée — qui trône sur la chaire de Babylone. — Philippe, les cordes de mon cœur se rompent ; les flammes du poison — l’emportent en moi sur les faibles forces de la nature : — Jean meurt dans la foi de Jésus.