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vrai ? Est-ce dans l’idéal ou dans la réalité ? Ce grotesque ministre est-il une figure de fantaisie ou un portrait d’après nature ? N’y avait-il pas un Polonius sous les yeux mêmes de Shakespeare, à la cour même d’Élisabeth ? Lord Burleigh, par exemple ! lord Burleigh, ce vieux conseiller que la reine appelait son Esprit ! lord Burleigh, ce ministre indispensable qu’Élisabeth consultait en toute occasion, qui découvrait tous les complots, même les complots imaginaires, et qui, comme Polonius, passait sa vie à prendre la carpe de la vérité à l’hameçon de ses mensonges. Comme Polonius, lord Burleigh ne cumulait-il pas avec succès les fonctions de premier ministre et la charge de père noble ? Ouvrez, par exemple, le livre intitulé : Préceptes et directions pour bien ordonner et diriger sa vie. Ce livre a été écrit tout entier par lord Burleigh pour son fils, Robert Cecil, qui fut plus tard comte de Salisbury. Eh bien, vous n’avez qu’à en lire quelques passages au hasard, et vous croirez, en écoulant le conseiller d’Élisabeth parler à son fils Robert, que c’est le conseiller de Claudius qui parle à son fils Laertes :

« Touchant la tenue de ta maison, que ton hospitalité soit modérée et d’accord avec tes ressources, plutôt abondante qu’économe, mais non dispendieuse. Car je n’ai jamais connu d’homme qui soit devenu pauvre en tenant une table bien ordonnée… Aie soin de ne pas dépenser au delà des trois quarts de ton revenu ; de ces trois quarts, prends un tiers pour ta maison, car les deux autres tiers suffiront à peine pour défrayer tes dépenses extraordinaires, qui dépassent toujours de beaucoup les dépenses ordinaires ; autrement tu vivras comme un mendiant riche, dans un besoin continuel. Et l’homme nécessiteux ne peut jamais vivre heureux ni content. Car chaque désastre l’oblige à engager ou à vendre. Et le gentilhomme, qui vend un acre de terre, vend une once de crédit…

» Prends bien tes sûretés avec tes meilleurs amis. Celui qui paie les dettes d’un autre cherche sa propre ruine. Si tu ne peux pas faire autrement, prête plutôt toi-même ton argent sur de bons billets, quand il te faudrait emprunter cet argent. Ainsi tu t’assureras toi-même et tu feras plaisir à ton ami. N’emprunte pas d’argent à un voisin, ni à un ami, mais à un étranger, afin qu’une fois que tu l’auras remboursé, tu n’en entendes plus parler. Autrement tu éclipseras ton crédit, tu perdras ta liberté, et tu paieras aussi cher à un ami qu’à un autre. En empruntant de l’argent, sois fidèle à ta parole, car celui qui a soin d’être exact aux échéances, est seigneur de la bourse d’autrui. »

Nous pourrions multiplier les citations, mais le court extrait que