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JULES CÉSAR.

d’hui mes pensées ont changé, et j’ajoute quelque foi aux signes qui prédisent l’avenir. Dans notre marche depuis Sardes, deux puissants aigles se sont abattus sur notre enseigne avancée ; ils s’y sont posés, et là, prenant leur pâture de la main de nos soldats, ils nous ont accompagnés jusqu’à ces champs de Philippes. Ce matin ils ont pris leur vol, et ont disparu à leur place une nuée de corbeaux et de vautours planent sur nos têtes ; du haut des airs ils fixent la vue sur nous, comme sur une proie déjà mourante, et, nous couvrant de leur ombre, ils semblent former un dais fatal sous lequel s’étend notre armée près de rendre l’âme.

messala. — Ne croyez point à tout cela.

cassius. — Je n’y crois que jusqu’à un certain point, car je me sens plein d’ardeur, et déterminé à affronter avec constance tous les périls.

brutus. — Qu’il en soit ainsi, Lucilius.

cassius. — Maintenant, noble Brutus, que les dieux nous soient aujourd’hui assez favorables pour que nous puissions, toujours amis, conduire nos jours jusqu’à la vieillesse. Mais puisqu’il reste toujours quelque incertitude dans les choses humaines, raisonnons sur ce qui peut arriver de pis. Si nous perdons cette bataille, cet instant est le dernier où nous converserons ensemble : qu’avez-vous résolu de faire alors ?

brutus. — De me régler sur cette philosophie qui me fit blâmer Caton pour s’être donné la mort à lui-même. Je ne puis m’empêcher de trouver qu’il est lâche de prévenir ainsi, par crainte de ce qui peut arriver, le terme assigné à la vie : je m’armerai de patience, attendant ce que voudront ordonner ces puissances suprêmes, quelles qu’elles soient, qui nous gouvernent ici-bas[1].

  1. Brutus lui répondit « Estant encore jeune et non assez expérimenté ès affaires de ce monde, je fis, ne sçay comment, un discours de philosophie par lequel je reprenois et blasmois fort Caton de s’estre desfait soy-mesme, comme n’estant point acte licite ny religieux, quant aux dieux ny quant aux hommes vertueux, de ne point céder à l’ordonnance divine, et ne prendre pas constamment en gré tout ce qui lui plaist nous envoyer, ains