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ACTE V, SCÈNE II.

Mais s’il existe, ou s’il a jamais existé, un homme semblable, c’est un prodige qui passe la puissance des songes. La nature manque ordinairement de pouvoir pour égaler les étranges créations de l’imagination ; et cependant, lorsqu’elle forma un Antoine, la nature remporta le prix, et rejeta bien loin tous les fantômes.

Dolabella.

Écoutez-moi, madame, votre perte est, comme vous, inestimable, et vos regrets en égalent la grandeur. Puissé-je ne jamais atteindre au succès que je poursuis, si le contre-coup de votre douleur ne me fait pas éprouver un chagrin qui pénètre jusqu’au fond de mon cœur !

Cléopâtre.

Je vous remercie, seigneur… Savez-vous ce que César veut faire de moi ?

Dolabella.

J’hésite à vous dire ce que je voudrais que vous sussiez.

Cléopâtre.

Parlez, seigneur, je vous prie.

Dolabella.

Quoique César soit généreux…

Cléopâtre.

Il veut me traîner en triomphe ?

Dolabella.

Il le veut, madame, je le sais.

(On entend crier dans l’intérieur du théâtre.)

Faites place. — César !

(Entrent César, Gallus, Mécène, Proculéius, Séleucus et suite.)
César.

Où est la reine d’Égypte ?

Dolabella.

C’est l’empereur, madame.

(Cléopâtre se prosterne à genoux.)
César.

Levez-vous, vous ne devez point fléchir les genoux ; je vous en prie, levez-vous, reine d’Égypte.

Cléopâtre.

Seigneur, les dieux le veulent ainsi ; il faut que j’obéisse à mon maître, à mon souverain.

César.

N’ayez point de si sombres idées : le souvenir de tous les outrages que nous avons reçus de vous, quoique marqués de notre sang, est effacé, ou nous n’y voyons que des événements dont le hasard seul est coupable.

Cléopâtre.

Seul arbitre du monde, je ne puis défendre assez bien ma cause pour me justifier ; mais j’avoue que j’ai été gouvernée par ces faiblesses qui ont souvent avant moi déshonoré mon sexe.