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SUR SHAKSPEARE.

y a des douleurs devant lesquelles il s’arrête ; il prend pitié de lui-même et repousse des impressions trop difficiles à soutenir. À peine permet-il quelques mots à Juliette entre la mort de Roméo et la sienne ; Macduff se taira après le massacre de sa femme et de ses enfants ; et Shakspeare a voulu que Constance fût morte avant de nous apprendre la mort d’Arthur. Othello seul aborde sans ménagement toute sa souffrance ; mais son malheur était si horrible, quand il ne le connaissait pas, que l’impression qu’il en reçoit, après la découverte de son erreur, devient presque un soulagement.

Ainsi ému de ce qui nous émeut, Shakspeare obtient notre confiance ; nous nous abandonnons avec sécurité à cette âme toujours ouverte où nos sentiments ont déjà retenti, à cette imagination toujours prête où s’empreint l’éclat du soleil d’Italie et qu’obscurciront les sombres brouillards du Danemark. Dramatique dans la peinture des jeux d’une mère avec son enfant, simple dans la terrible apparition qui ouvre la scène de Hamlet, le poëte ne manquera jamais aux réalités qu’il doit nous peindre, ni l’homme aux émotions dont il veut nous pénétrer.

Pourquoi donc sommes-nous quelquefois péniblement contraints de nous arrêter en le suivant ? Pourquoi une sorte d’impatience et de fatigue vient-elle assez souvent nous troubler dans l’admiration qu’il nous inspire ? Un malheur est arrivé à Shakspeare ; prodigue de ses richesses, il n’a pas toujours su les distribuer à propos ni avec art. Ce fut aussi quelquefois le malheur de Corneille. Les idées se pressaient autour de Corneille, confuses et tumultueuses, comme autour de Shakspeare, et ni l’un ni l’autre n’a eu le courage de traiter son propre esprit avec une prudente sévérité. Ils oublient la situation du personnage en faveur des pensées qu’elle suscite dans l’âme du poëte. Dans Shakspeare surtout, cette excessive complaisance pour lui-même arrête et interrompt quelquefois, d’une manière fatale à l’effet dramatique, l’ébranlement qu’a reçu le spectateur. Ce n’est pas