Page:Shakespeare - Œuvres complètes, traduction Guizot, Didier, 1864, tome 1.djvu/70

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
64
ÉTUDE

mobiles que les caractères. Ne demandez ni vraisemblance, ni conséquence, ni étude profonde de l’homme et de la société ; le poëte ne s’en inquiète guère et vous invite à vous en inquiéter aussi peu que lui. Intéresser par le développement des situations, divertir par la variété des tableaux, charmer par la richesse poétique des détails, voilà ce qu’il veut ; voilà les plaisirs qu’il vous offre. Du reste rien ne tient, rien ne s’enchaîne ; vices, vertus, penchants, desseins, tout change et se transforme à chaque pas. La bêtise même n’est pas toujours un mérite assuré au personnage qu’on en a d’abord affublé. Dans Cymbeline, l’imbécile Cloten devient presque fier et spirituel quand il s’agit d’opposer l’indépendance d’un prince anglais aux menaces d’un ambassadeur romain ; et dans Mesure pour mesure, le constable Le Coude, dont les balourdises ont fait le divertissement d’une scène, parle presque en homme de sens lorsque, dans une scène postérieure, un autre que lui est chargé d’égayer le dialogue. Tant est vagabond et négligent le vol du poëte à travers ces capricieuses compositions ! Tant sont fugitives les créations légères qui viennent les animer !

Mais aussi quel mouvement gracieux et rapide ! Quelle variété de formes et d’effets ! Quel éclat d’esprit, d’imagination, de poésie, employé à faire oublier la monotonie de ces cadres romanesques ! Sans doute ce n’est point là la comédie telle que nous la concevons et que nous l’a faite Molière ; mais quel autre que Shakspeare eût répandu, sur cette comédie frivole et bizarre, de si riches trésors ? Les nouvelles et les contes où il l’a puisée ont donné naissance, avant et après lui, à des milliers d’ouvrages dramatiques plongés maintenant dans un juste oubli. Qu’un roi de Sicile, jaloux, sans savoir pourquoi, d’un roi de Bohême, se décide à faire mourir sa femme et exposer sa fille ; que cette enfant, abandonnée sur un rivage de la Bohême et recueillie par un berger, devienne, au bout de seize ans, une beauté