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ÉTUDE

et de la tendresse religieuses et les bouffonneries d’un comique vulgaire ; et ainsi, dans le berceau même de la poésie dramatique, la tragédie et la comédie contractèrent l’alliance que devait leur imposer l’état général des peuples et des esprits.

En France cependant cette alliance fut bientôt rompue. Par des causes qui se lient à toute l’histoire de notre civilisation, le peuple français a toujours pris à la moquerie un extrême plaisir. D’époque en époque notre littérature en fait foi. Ce besoin de gaieté, et de gaieté sans mélange, a donné de bonne heure chez nous, aux classes inférieures, leurs farces comiques où n’entrait rien qui ne tendit à provoquer le rire. La comédie en France put bien, dans l’enfance de l’art, envahir le domaine de la tragédie, mais la tragédie n’avait aucun droit sur celui que la comédie s’était réservé ; et dans les piteuses Moralités, dans les pompeuses tragédies que faisaient représenter les princes dans leurs châteaux ou les régents dans leurs collèges, le comique trivial conserva longtemps une place impitoyablement refusée au tragique dans les bouffonneries dont s’amusait le peuple. On peut donc affirmer qu’en France la comédie, informe mais distincte, fut créée avant la tragédie : plus tard la séparation tranchée des classes, l’absence d’institutions populaires, la régularité du pouvoir, l’établissement de l’ordre public plus exact et plus uniforme que partout ailleurs, les habitudes de cour, bien d’autres causes encore disposèrent les esprits à la distinction rigoureuse des deux genres que commandaient les autorités classiques, souveraines de notre théâtre. Alors naquit chez nous la vraie, la grande comédie, telle que l’a conçue Molière ; et comme il était dans nos mœurs, aussi bien que dans les règles, d’en former un genre spécial, comme en s’adaptant aux préceptes de l’antiquité, elle ne cessa point de puiser, dans le monde et dans les faits qui l’entouraient, ses sujets et ses couleurs, elle s’éleva soudain à une hauteur, à une perfection que n’ont con-