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SUR SHAKSPEARE.

de la jalousie, de la pédanterie, de la frivolité des cours, de la vanité des bourgeois, et même ceux de la vertu ; peu importe la diversité des sujets sur lesquels se sont exercés les deux poëtes ; peu importe que l’un ait livré au théâtre la vie publique et le peuple entier, tandis que l’autre y a porté les incidents de la vie privée, l’intérieur des familles et les ridicules des caractères individuels : cette différence de la matière comique provient de la différence des siècles, des lieux, des civilisations, mais pour Aristophane comme pour Molière, les réalités sont toujours le fond du tableau ; les mœurs et les idées de leur temps, les vices et les travers de leurs concitoyens, la nature et la vie de l’homme enfin, c’est toujours là ce qui provoque et alimente leur verve poétique. La comédie naît ainsi du monde qui entoure le poëte, et se lie, bien plus étroitement que la tragédie, aux faits extérieurs et réels.

Les Grecs, dont l’esprit et la civilisation ont suivi dans leur développement une marche si régulière, ne mêlèrent point les deux genres, et la distinction qui les sépare dans la nature se maintint sans effort dans l’art. Tout fut simple chez ce peuple ; la société n’y fut point livrée à un état plein de lutte et d’incohérence ; sa destinée ne s’écoula point dans de longues ténèbres, au milieu des contrastes, en proie à un malaise obscur et profond. Il grandit et brilla sur son sol comme le soleil se levait et suivait sa carrière dans le ciel qui le couvrait. Les périls nationaux, les discordes intestines, les guerres civiles y agitèrent la vie de l’homme sans porter le trouble dans son imagination, sans combattre ni déranger le cours naturel et facile de sa pensée. Le reflet de cette harmonie générale se répandit sur les lettres et les arts. Les genres se distinguèrent spontanément, selon les principes auxquels ils se rattachaient, selon les impressions qu’ils aspiraient à produire. Le sculpteur fit des statues isolées ou des groupes peu nombreux, et ne prétendit point à composer avec des blocs de marbre des scènes violentes ou de vastes tableaux. Eschyle, Sophocle, Euripide, entre-