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ÉTUDE

n’asservit plus sa marche ; ce n’est plus dans le monde de ses habitudes que se forment exclusivement ses conceptions. Comment, dans ce monde poétique où il va les puiser, l’esprit léger de la comédie est-il son premier guide ? Comment les émotions de la tragédie n’ont-elles pas ébranlé d’abord le poëte éminemment tragique ? Est-ce là ce qui aurait fait porter à Johnson ce singulier jugement : « Que la tragédie de Shakspeare paraît être le fruit de l’art, et sa comédie celui de l’instinct ? »

À coup sûr, rien n’est plus bizarre que de refuser à Shakspeare l’instinct de la tragédie ; et si Johnson en eût eu lui-même le sentiment, jamais une telle idée ne fût tombée dans son esprit. Cependant le fait que je viens de remarquer n’est pas douteux ; il mérite d’être expliqué : il a ses causes dans la nature même de la comédie, telle que l’a conçue et traitée Shakspeare.

Ce n’est point, en effet, la comédie de Molière ; ce n’est pas non plus celle d’Aristophane ou des Latins. Chez les Grecs, et dans les temps modernes, en France, la comédie est née de l’observation libre, mais attentive, du monde réel, et elle s’est proposé de le traduire sur la scène. La distinction du genre comique et du genre tragique se rencontre presque dans le berceau de l’art, et leur séparation s’est marquée toujours plus nettement dans le cours de leurs progrès. Elle a son principe dans les choses mêmes. La destinée comme la nature de l’homme, ses passions et ses affaires, les caractères et les événements, tout en nous et autour de nous a son côté sérieux et son côté plaisant, peut être considéré et représenté sous l’un ou l’autre de ces points de vue. Ce double aspect de l’homme et du monde a ouvert à la poésie dramatique deux carrières naturellement distinctes ; mais en se divisant pour les parcourir, l’art ne s’est point séparé des réalités, n’a point cessé de les observer et de les reproduire. Qu’Aristophane attaque, avec la plus fantastique liberté d’imagination, les vices ou les folies des Athéniens ; que Molière retrace les travers de la crédulité, de l’avarice,