Page:Shakespeare - Œuvres complètes, traduction Guizot, Didier, 1864, tome 1.djvu/504

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
500
APPENDICE.

mémoire, quand ses pensées ont pénétré les nôtres, un jour vient où le livre cesse d’être un livre ; l’œuvre écrite nous apparaît dès lors comme une personne vivante ; elle a une allure, un accent à elle ; outre ses qualités que nous pouvons nommer, elle a sa physionomie que nous ne saurions définir, et qui est pourtant ce que nous connaissons d’elle le plus certainement ; de sorte que nous sommes poussés à nous récrier sans preuves et à nous plaindre là où cette physionomie manque, comme, devant le portrait d’un ami, si ses traits y sont reproduits, et non sa ressemblance, nous nous sentons en droit de dire : « Non, ce n’est pas lui. » Cet instinct parle surtout lorsqu’il s’agit des poëtes, parce que leurs procédés sont plus complexes, leur art plus secret, leur originalité tout à la fois plus saisissante et plus insaisissable que celle des autres écrivains. Et s’il est un poëte, entre tous, à qui ces remarques puissent s’appliquer plus justement encore qu’aux autres poëtes, n’est-ce pas Shakspeare ? n’est-ce pas celui qui, jugeant son propre style, s’est exprimé ainsi : « Chacune de mes paroles décèle son origine et dit presque mon nom ? » (76e sonnet.) Combien de fois, en lisant le premier Hamlet, nous avons été arrêté par des paroles qui ne disent point le nom de Shakspeare, nous ne saurions en faire ici le compte. Mais traduisons encore, d’après l’in-quarto de 1603, le dialogue du roi, de la reine et de Hamlet, dans cette même scène deuxième du premier acte, dont nous avons déjà cité un fragment : « Le Roi : Et maintenant, royal fils Hamlet, que signifient ces airs tristes et mélancoliques ? Quant à votre départ projeté pour Wittemberg, nous le regardons comme très-inopportun et très-impropre, étant la joie de votre mère et la moitié de son cœur. Laissez-moi donc vous exhorter à demeurer à la cour, espoir de tout le Danemark, notre cousin et notre fils bien-aimé ! — Hamlet : Mon seigneur, ce n’est pas le noir vêtement que je porte, non, ni les larmes qui restent encore dans mes yeux, ni l’air bouleversé sur le visage, ni tout cela à la fois mêlé d’apparences extérieures n’est égal au chagrin de mon cœur. J’ai perdu celui-là que, de toute nécessité, je dois aller chercher (??). Ce ne sont que les ornements et les vêtements de la douleur. — Le Roi : Cela montre en vous un affectueux souci, fils Hamlet. Mais vous devez vous dire que votre père perdit un père, ce père défunt avait perdu le sien, et ainsi sera, jusqu’à la fin générale. Cessez donc les lamentations, c’est une faute contre le ciel, faute contre les morts, une faute contre la nature, et selon la très-certaine marche ordinaire de la raison, nul ne vit sur la terre qui ne soit né pour mourir. »