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APPENDICE.

texte une différence qui saute aux yeux : dans le premier, c’est l’enterrement du père de Hamlet, dans le second, c’est le couronnement de Claudius, qui est donné comme cause du retour de Laërtes en Danemark ; correction nécessaire, car dans le premier texte, même sans savoir qu’il était devant un assassin et qu’il lui parlait des obsèques de sa victime, le jeune courtisan n’avait pas bonne grâce à se confesser ainsi devant Claudius d’être revenu de France tout exprès pour rendre hommage à la mémoire du feu roi, et à se montrer en même temps si impatient de quitter la nouvelle cour à peine inaugurée. C’était là, au point de vue dramatique, une maladresse si palpable, que nous sommes bien tenté d’en déclarer Shakspeare innocent, et de signaler ce passage comme un de ceux qui doivent avoir été suppléés par n’importe qui, pour combler les lacunes d’un manuscrit dérobé. Mais le lecteur acceptera-t-il si promptement notre hypothèse ? Se contentera-t-il, pour nous croire, de se rappeler que ce genre d’invraisemblance, ce tort de prêter aux personnages des paroles qui ne sont pas en situation, comme on dit au théâtre, est peut-être la faute où Shakspeare est le plus rarement tombé, parce que le tact naturel du dramaturge suffit à en défendre ? Et que pourrions-nous faire de plus pour appuyer notre dire ? Ce qu’il faudrait faire, nous le savons bien. Il faudrait être à côté du lecteur, en tête à-tête avec lui, et lui mettre le texte sous les yeux, et lui en faire, pour ainsi dire, toucher du doigt chaque mot : il sentirait, nous en sommes convaincu, que tout le passage sonne creux comme une monnaie fausse et n’est pas du Shakspeare de bon aloi.

Voilà ce qui ne peut être rendu par aucune traduction, ni formulé par aucun raisonnement. Mais la critique littéraire serait-elle, parmi les emplois de l’intelligence, le seul où l’instinct n’ait pas son rôle et ses droits ? Tout au contraire, l’instinct, là comme ailleurs, est bon à entendre et digne de foi, pourvu qu’on l’interroge sérieusement, pourvu qu’on le force à se fixer et à se rasseoir. Il ne s’agit point ici de ces premières vues de hasard ou d’emprunt, qu’on veut souvent faire passer pour les plus purs témoignages de la nature et pour les jugements du cœur, mais qui sont seulement les sentences de l’ignorance présomptueuse et précipitée. Loin d’avoir rien de commun avec ces boutades, l’instinct, tel qu’un critique attentif doit le comprendre et peut l’invoquer, est l’essence dernière de l’étude et de la réflexion, et une sorte de sixième sens qu’on aurait acquis à force d’exercer les cinq autres. Quand on a longtemps vécu en intimité avec un écrivain, quand son langage s’est gravé dans notre