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HAMLET.

hamlet. — Est-ce que ce gaillard-là n’a aucun sentiment de son métier ? Il chante en creusant un tombeau !

horatio. — L’habitude a engendré en lui une faculté d’insouciance.

hamlet. — C’est cela même ; la main qui fait peu de service a le tact plus délicat.

premier paysan. —

Mais l’âge, à pas furtifs, est venu me déchirer de sa griffe et m’a fait échouer en terre comme si je n’avais jamais été.

(Il ramasse un crâne et le jette.)

hamlet. — Ce crâne avait une langue autrefois et pouvait chanter. Comme ce maraud le fait rouler par terre ! Ferait-il autrement si c’était la mâchoire de Caïn, qui commit le premier meurtre ?… C’est peut-être la caboche

    et sous les traces du temps ma tête commence à être mêlée de cheveux gris. L’âge à pas furtifs est venu me déchirer de sa griffe, et la vie souple au loin s’évade, comme si elle n’avait jamais été. Ma muse ne me réjouit plus ainsi qu’autrefois ; ma main et ma plume ne sont plus d’accord ainsi que jadis. La raison me refuse toute chanson insouciante et légère, et jour après jour elle me crie : « Laisse là ces hochets avant qu’il soit trop tard ! » Les rides sur mon front, les sillons sur mon visage disent : « La vieillesse boiteuse veut habiter ici, il faut que la jeunesse lui fasse place. » Je vois galoper vers moi l’avant-coureur de la mort ; la toux, le froid, la pénible haleine m’engagent à faire préparer une pioche et une bêche, et un drap pour me couvrir, une maison d’argile qui soit bien faite pour un hôte tel que moi. Il me semble que j’entends le bedeau sonner le glas funèbre ; il m’invite a laisser là mes déplorables œuvres avant que la Nature m’y contraigne. Ô mes serviteurs ! tissez pour moi ce tissu dont la jeunesse rit et ricane, le linceul pour moi qui serai tout de suite aussi oublié que si je n’étais jamais né ! Il faut donc que je renonce à la jeunesse dont j’ai si longtemps arboré les couleurs ! Je passe la joyeuse coupe à ceux qui peuvent la porter mieux. Tenez : voyez cette tête chauve, dont la nudité m’apprend que l’âge toujours courbé m’arrachera ce que semaient les jeunes années. C’est la Beauté, avec toute sa troupe, qui a forgé mes soucis aigus et qui me fait déjà m’échouer en cette terre d’où j’ai été tiré au premier jour. Ô vous qui restez en deçà ! n’entretenez point une autre croyance : vous êtes, par naissance, pétris d’argile, et vous vous évanouirez en poussière aussi. »