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ACTE IV, SCÈNE IV.

hamlet. — Deux mille âmes et vingt mille ducats ne suffiront pas à décider la question de ce fétu. Ceci est comme un abcès, amassé par trop de richesse et de paix, qui éclate au dedans et ne montre pas au dehors la cause qui fait mourir l’homme. Je vous remercie humblement, monsieur.

le capitaine. — Dieu vous soit en aide, monsieur !

(Le capitaine sort.)

rosencrantz. — Vous plaira-t-il d’avancer, mon seigneur ?

hamlet. — Je vous aurai rejoints dans un instant. Allez un peu en avant. (Rosencrantz et Guildenstern sortent.) Comme toutes les circonstances témoignent contre moi et éperonnent ma molle vengeance !… Qu’est-ce qu’un homme pour qui le bien suprême et le seul débit de son temps ne seraient que de dormir et de manger ? un animal, et rien de plus. Certes, celui qui nous a créés, avec cette vaste intelligence qui regarde en avant et en arrière, ne nous a pas donné cette capacité et cette raison divine pour moisir en nous sans emploi. Maintenant donc, que ce soit par un bestial oubli, ou par quelque lâche scrupule de vouloir réfléchir trop précisément à l’issue… et dans ces réflexions-là, à les couper en quatre, il n’y a qu’un quart de sagesse et toujours trois quarts de couardise… je ne sais pourquoi je continue à vivre pour dire : « cela est à faire ; » tandis que j’ai motif, volonté, force et moyen de le faire. J’en ai gros comme la terre, d’exemples qui m’exhortent ! Témoin cette armée, d’une telle masse et d’un tel poids, conduite par un prince délicat et frêle, dont l’âme, enflée d’une ambition divine, fait une grimace de défi à l’invisible événement, et qui expose tout ce qui, en lui, est mortel et fragile, à tout ce que peuvent oser la fortune, la mort et le péril ; et cela pour une coquille d’œuf ! À le bien prendre, être grand, c’est ne s’émouvoir pas sans une grande cause, mais grandement aussi tirer une querelle d’un fétu, lorsque l’honneur est en jeu. Comment puis-je donc rester là, moi, qui ai un père assassiné, une mère déshonorée, tant d’excitants de ma raison