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ÉTUDE

vers. La poésie est devenue le but de son existence ; but aussi important qu’aucun autre, carrière où il peut rencontrer la fortune aussi bien que la gloire, et qui peut s’ouvrir aux idées sérieuses de son avenir comme aux capricieuses saillies de sa jeunesse. Dans une société ainsi avancée, l’homme n’a pas à s’ignorer, à se chercher longtemps lui-même ; une voie facile se présente à cette ardeur de la jeunesse qui s’égarerait bien loin peut-être avant de trouver la direction qui lui convient ; les forces et les passions d’où jaillira le talent connaissent bientôt le secret de leur destinée ; et, résumées de bonne heure en discours, en images, en cadences harmonieuses, s’exhalent sans peine dans les précoces essais du jeune homme, les illusions du désir, les chimères de l’espérance, et quelquefois même les amertumes du désappointement.

Dans les temps où la vie est difficile et les mœurs rudes, il en est rarement ainsi pour le poète que forme la seule nature. Rien ne le révèle sitôt à lui-même ; il faudra qu’il ait beaucoup senti avant de croire qu’il ait quelque chose à peindre ; ses premières forces se porteront vers l’action, vers l’action irrégulière telle que la provoque l’impatience de ses désirs, vers l’action violente si quelque obstacle vient se placer entre lui et le succès que lui a promis sa fougueuse imagination. En vain le sort lui a départi les plus nobles dons ; il ne peut les employer qu’au seul but qu’il connaisse. Dieu sait à quels triomphes il fera servir son éloquence, dans quels projets et pour quels avantages il déploiera les richesses de son invention, parmi quels égaux ses talents l’élèveront au premier rang, de quelles sociétés la vivacité de son esprit le rendra l’amusement et l’idole ! Triste assujettissement de l’homme au monde extérieur ! Doué d’une puissance inutile si son horizon est moins étendu que la portée de sa vue, il ne voit que ce qui est autour de lui ; et le ciel qui lui prodigua des trésors n’a rien fait pour lui s’il ne le place dans des circonstances qui les lui révèlent. C’est du malheur que sort communément