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HAMLET.

cela est bien doux, lorsque deux ruses se rencontrent juste en droite ligne ! — Cet homme va me mettre en train de faire mes paquets ; je vais traîner cette panse jusque dans la chambre voisine [1]. Bonsoir, ma mère… Vrai-

  1. Le texte porte :
    I’ll lug the guts into the neighbour room.

    Faut-il traduire à la lettre ? Guts, les boyaux. Voilà un de ces vers qui irritent les gens de goût contre Shakspeare et contre ses admirateurs. Mais la plupart du temps on ne s’irrite que faute de comprendre, et ici, par exemple, Shakspeare n’a pas même besoin d’être excusé, pourvu qu’on ne traduise pas inconsidérément la langue du xvie siècle avec les dictionnaires du xixe. De même qu’en France on disait estomac, là où il faudrait aujourd’hui dire cœur, de même en Angleterre, là où il faudrait aujourd’hui dire entrails, on disait guts au temps de Shakspeare ; un Corneille anglais n’aurait pas hésité à l’employer alors, pour peindre Rome

    … de ses propres mains déchirant ses entrailles,

    et n’eût point été accusé de tomber dans la bassesse du langage, car les euphuïstes eux-mêmes s’en servaient sans scrupule, quoique ces précieux et précieuses d’outre-Manche fussent aussi célèbres que nos femmes savantes

    Par les proscriptions de tous les maux divers
    Dont ils voulaient purger et la prose et les vers.

    Mais en même temps que je me reporte à la date du texte que je traduis, il faut que je me pénètre de l’intention de l’auteur ; ce n’est pas seulement d’un siècle à un autre siècle que le sens d’un mot peut changer, mais aussi d’une page à l’autre, surtout dans la variété du drame, de ses scènes et de ses personnages : guts n’est pas grossier, au temps de Shakspeare, mais il est sarcastique dans la bouche de Hamlet ; traduire par boyaux serait un contre-sens contre le xvie siècle ; par entrailles, un contre-sens contre Hamlet et contre son mépris de Polonius ; il ne regarde Polonius que comme un gros corps à tête vide, et il l’appelle « cette panse, » à peu près comme, selon saint Paul, Épiménide ou Callimaque appelait les Crétois : « mauvaises bêtes, ventres paresseux » (Ép. à Tite, I, 12). Sans doute, Hamlet aurait pu se dispenser de cette dernière insulte à un cadavre : mais ne soyons pas trop prompts à blâmer Shakspeare, quand il y a un mort sur le théâtre ; de son temps, les acteurs étaient peu nombreux dans les troupes, les personnages très-nombreux dans les pièces, de sorte que chaque comédien avait plusieurs rôles à remplir et que les comparses mêmes suffisaient difficilement à leur tâche multipliée ; de plus, il n’y avait pas d’entr’actes, puisqu’il n’y avait