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ÉTUDE

d’abord. Elle languit si elle se détache du sol où elle a pris racine. Populaire en naissant, il faut qu’elle demeure nationale, qu’elle ne cesse pas de comprendre dans son domaine et de charmer dans ses fêtes toutes les classes capables de s’élever aux émotions où elle puise son pouvoir.

Tous les âges de la société, tous les états de la civilisation ne permettent pas également d’appeler le peuple au secours de la poésie dramatique, et de la faire fleurir sous son influence. Ce fut l’heureux sort de la Grèce que la nation tout entière grandit et se développa avec les lettres et les arts, toujours au niveau de leurs progrès et juge compétent de leur gloire. Ce même peuple d’Athènes, qui avait entouré le chariot de Thespis, s’empressa aux chefs-d’œuvre de Sophocle et d’Euripide, et les plus beaux triomphes du génie furent toujours là des fêtes populaires. Une si brillante égalité morale n’a point présidé à la destinée des nations modernes ; leur civilisation, se déployant sur une échelle beaucoup plus étendue, a subi bien plus de vicissitudes et offert bien moins d’unité. Pendant plus de dix siècles, rien dans notre Europe n’a été facile, général, ni simple. Religion, liberté, ordre public, littérature, rien ne s’est développé parmi nous qu’avec effort, au milieu de luttes sans cesse renaissantes, et sous les influences les plus diverses. Dans ce chaos immense et agité, la poésie dramatique n’a pas eu le privilège de parcourir une carrière aisée et rapide. Il ne lui a pas été donné de voir, presque en naissant, un public à la fois homogène et divers, grands et petits, riches et pauvres, toutes les classes de citoyens également avides et dignes de ses plus brillantes solennités. Ni les époques des grands désordres sociaux, ni celles des âpres besoins ne sont pour les masses le moment de s’adonner avec transport aux plaisirs de la scène. La littérature ne prospère que lorsque, intimement unie avec les goûts, les habitudes, toute la vie d’un peuple, elle est pour lui une occupation et une fête, un