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moi plier, et n’arrive pas en
arrière-garde comme dernière perte. Ah ! quand mon cœur aura échappé à
cette douleur, ne viens pas sur les derrières d’un malheureux vaincu ; ne
donne pas un lendemain pluvieux à une nuit agitée, pour faire tienne une
ruine décidée. Si tu me veux quitter, ne me quitte pas le dernier, quand
tous les autres petits chagrins m’auront porté leur coup, mais viens au
début, afin que je goûte dès l’abord les dernières extrémités de la
puissance de la fortune ; alors d’autres séries de douleurs, qui me
semblent maintenant des douleurs, ne seront plus rien auprès de ta

perte.


Les uns se font gloire de leur naissance, les autres de leur habileté ;

d’autres de leur richesse, d’autres de leur force corporelle ; d’autres
encore de leurs vêtements, quoique la nouvelle coupe soit peu heureuse ;
d’autres enfin de leurs faucons ou de leurs lévriers, ou de leur cheval ;
et chaque caprice a son plaisir spécial, qui l’enchante plus que tout le
reste ; mais ces détails ne me touchent guère ; je mets tous mes biens en
un seul. Ton amour vaut mieux pour moi qu’une haute naissance ; pour moi,
il est plus riche que la richesse, plus glorieux que les vêtements
précieux, plus charmant que ne le sont des faucons ou des chevaux. En te
possédant, je me vante de posséder l’orgueil de tous les hommes.
Malheureux en ceci seulement, c’est que tu peux m’enlever tout cela, et

me rendre parfaitement misérable.


Mais fais tout ce que tu pourras pour te dérober à moi, jusqu’au terme

de ma vie je suis assuré de te posséder, et la vie ne durera pas pour
moi plus que ton amour, car elle dépend de cet amour. Je n’ai donc pas à
craindre la pire des souffrances, puisque ma vie doit finir avec la
moindre. Je sais qu’un état meilleur que celui qui dépend de ton caprice
m’est réservé. Tu ne saurais me troubler par ton esprit inconstant,
puisque ma vie repose sur ta révolte. Oh ! quel bonheur est le mien,
heureux d’avoir ton amour, heureux de mourir ! Mais qu’y a-t-il d’assez
complétement beau pour ne pas craindre une souillure ? Tu peux me trahir,

sans que j’en sache rien.