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Scène IV

Tharse. Appartement dans la maison du gouverneur.

Cléon entre avec Dionysa et une suite.

Cléon : Ma Dionysa, nous reposerons-nous ici pour essayer, par le récit des malheurs des autres, d’oublier les nôtres ?

Dionysa : Ce serait souffler le feu dans l’espoir de l’éteindre ; car celui qui abat les collines trop hautes ne fait qu’en élever de plus hautes encore. Ô mon malheureux père ! telles sont nos douleurs : ici, nous ne ferons que les sentir et les voir avec des yeux humides ; semblables à des arbres, si on les émonde, elles croissent davantage.

Cléon : Ô Dionysa ! quel est celui qui a besoin de nourriture, et qui ne le dit pas ? Peut-on cacher sa faim jusqu’à ce qu’on en meure ? Nos langues et nos chagrins font retentir notre douleur jusque dans les airs, nos yeux pleurent jusqu’à ce que nos poumons fassent entendre un son plus bruyant encore, afin que, si les cieux dorment pendant que leurs créatures sont dans la peine, ils puissent être appelés à leur secours. Je parlerai donc de nos anciennes infortunes ; et quand les paroles me manqueront, aide-moi de tes larmes.

Dionysa : Je ferai de mon mieux, ô mon père !

Cléon : Tharse, que je gouverne, cette cité sur laquelle l’abondance versait tous ses dons ; cette cité, dont les richesses se répandaient par les rues, dont les tours allaient embrasser les nuages ; cette cité, l’étonnement continuel des étrangers, dont les habitants étaient si parés de bijoux, qu’ils pouvaient se servir de miroir les uns aux autres ; car leurs tables étaient servies moins pour satisfaire la faim que le coup d’œil, toute pauvreté était méprisée, et l’orgueil si grand que le nom d’aumône était devenu odieux…

Dionysa : Cela est trop vrai.