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LE DUC.--Eh bien ! je veux te payer ton plaisir.

LE BOUFFON.--À vrai dire, monsieur, le plaisir se paye une fois ou
l’autre.

LE DUC.--À présent, permets-moi de te quitter.

LE BOUFFON.--Allons, que le dieu de la mélancolie te protège, et que ton
tailleur te fasse un habit de taffetas changeant ; car ton âme est une
véritable opale. Je voudrais embarquer des hommes aussi constants sur la
mer, afin qu’ils eussent affaire partout, et que leur but ne fût nulle
part ; car c’est là ce qui fait toujours un bon voyage de rien. Adieu.

(Le bouffon sort.)

LE DUC.--Qu’on me laisse. (Curio sort avec la suite du duc, excepté
Viola.) Encore une fois, Césario, va trouver cette souveraine cruelle ;
dis-lui que mon amour, plus noble que les trésors de l’univers, ne met
aucun prix à une étendue de terres boueuses ; dis-lui que je fais des
dons que la Fortune lui a accordés le cas que je fais de cette volage
déesse ; mais que c’est cette merveille, cette reine des joyaux que la
nature a enchâssée en elle, qui seule attire mon âme.

VIOLA.--Mais, seigneur, si elle ne peut vous aimer ?

LE DUC.--Je ne puis recevoir une pareille réponse.

VIOLA.--Ma foi, il le faudra bien. Supposez que quelque dame, comme il
en est peut-être, souffre pour l’amour de vous, dans son cœur, des
tourments aussi violents que vous en souffrez pour Olivia ; vous ne
pouvez l’aimer et vous le lui déclarez, n’est-elle pas forcée de
recevoir votre refus ?

LE DUC.--Il n’est point de cœur de femme qui puisse contenir les
battements d’une passion aussi forte que celle dont l’amour tourmente
mon cœur ; il n’est point de cœur de femme assez vaste pour contenir
autant d’amour ; elles ne savent pas garder. Hélas ! on peut bien appeler
leur amour un appétit des sens. Ce n’est qu’un goût qui irrite leur
palais sans affecter leur cœur : il s’éteint dans la satiété, et finit
par le dégoût et l’aversion. Mais le mien est aussi affamé que la mer,
et peut digérer autant qu’elle. N’établis aucune comparaison entre