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LES MÉPRISES

LE DUC. Au nom des êtres chéris que tu pleures, raconte-moi en détail, je te prie, ce qui t’est arrivé jusqu’à ce jour, ainsi qu’à ceux qui ont été sauvés avec toi.

ÉGÉON. Le plus jeune de mes fils[1], l’aîné dans mes affections, parvenu à l’âge de dix-huit ans, sentit un violent désir de connaître la destinée de son frère ; il me pria instamment de permettre que son serviteur, privé comme lui d’un frère dont il avait, comme lui gardé le nom, l’accompagnât dans cette recherche. Dans l’espoir de retrouver le fils que j’avais perdu, je me suis exposé à perdre le fils que j’aimais. Pendant cinq étés consécutifs, j’ai visité les parties les plus reculées de la Grèce, j’ai parcouru l’Asie jusqu’à ses derniers confins, et, côtoyant ses rivages pour retourner dans ma patrie, je suis arrivé à Éphèse sans espoir de retrouver mes fils, mais ne voulant laisser inexploré aucun des lieux habités par l’homme. Ici devra se clore l’histoire de ma vie, et je m’estimerais heureux en mourant si, dans mes voyages, j’avais pu acquérir la certitude que mes fils sont vivants.

LE DUC. Malheureux Égéon, prédestiné par le sort à subir les plus cruelles infortunes, crois-moi, si je pouvais, sans porter atteinte à nos lois, à ma couronne, à mes serments, à ma dignité, ce sentiment dont il n’est pas loisible à un prince de faire abstraction complète, mon âme plaiderait pour toi et défendrait ta cause. Mais bien que tu sois condamné à mort et que ta sentence ne puisse être révoquée sans que notre honneur suit gravement compromis, néanmoins je ferai pour toi tout ce qu’il m’est possible de faire. Ainsi, honnête marchand, je t’accorde ce jour pour te procurer le secours bienfaisant qui doit te conserver la vie. Adresse —toi à tous les amis que tu as à Éphèse ; implore à titre de don ou de prêt la somme nécessaire, et tu vivras ; sinon il te faudra mourir. — Geôlier, prends-le sous la garde.

LE GEÔLIER. Je m’en charge, monseigneur.

ÉGÉON. Sans espoir, sans secours, la mort d’Égéon n’est qu’ajournée.

Ils sortent.
  1. Les commentateurs reprochent ici à Shakespeare d’avoir oublié que la mère s’était chargée du dernier né, et que par conséquent l’aîné était tombé en partage au père ; ils oublient que le dernier né de deux jumeaux n’est pas nécessairement le plus jeune ; comme dit Dromio à la fin de la pièce, c’est une question.