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formes monstrueuses, avaient des manières plus aimables qu’aucun des membres de la famille humaine ?

PROSPÉRO, à part.

Honnête vieillard, tu dis vrai ; car, parmi ceux qui sont ici présents, il en est de plus pervers que les démons.

ALONZO.

Je ne puis revenir de ma surprise en songeant à ces êtres étranges, à leurs gestes, et à ces sons qui, sans le secours de la parole, formaient une sorte de langage muet.

PROSPÉRO, à part.

Pour louer, attends la fin.

FRAINCISCO.

Ils ont disparu d’une manière étrange.

SÉBASTIEN.

Peu importe ; ils nous ont laissé leurs mets ; nos estomacs ont faim ! vous plaît-il, seigneur, goûter de ce qui est là ?

ALONZO.

Non certes.

GONZALVE.

Je crois, seigneur, que vous n’avez rien à craindre. Quand nous étions enfants, aurions-nous cru qu’il y a des montagnards portant des fanons comme nos taureaux, ou ayant la tête placée sur la poitrine ? et cependant, vous le voyez, nous pourrions parier cinq contre un que la chose est vraie.

ALONZO.

Je vais me mettre à table et manger, quand ce devrait être mon dernier repas… D’ailleurs, peu m’importe, puisqu’il ne doit plus y avoir de bonheur pour moi. Mon frère, seigneur duc, approchez, et faites comme nous.


L’éclair brille, le tonnerre gronde ; Ariel paraît sous la figure d’une harpie ; il bat des ailes sur la table, et tout à coup le banquet s’évanouit.


ARIEL.

Vous êtes trois hommes de crime. La destinée qui régit ce bas monde et tout ce qu’il enserre a voulu que la mer insatiable vous rejetât de son sein dans cette île inhabitée ; car vous êtes indignes de vivre au milieu des hommes. {Alonzo, Sébastien et tous les autres tirent leurs épées.) Vous voilà maintenant en fureur ; mais que me fait toute cette vaillance ? c’est le courage des gens qui se pendent ou se noient. Insensés ! mes compagnons et moi nous sommes les ministres du Destin ; l’acier dont vos glaives sont forgés ne saurait entamer une seule de mes plumes ; c’est comme s’ils frappaient les vents qui mugissent ou l’onde qui se referme sous leurs coups ; mes compagnons sont pareillement invulnérables : lors même qu’ils pourraient nous blesser, vos glaives sont maintenant trop pesants pour votre faiblesse, et vous n’avez pas la force de les soulever. Mais rappelez-vous, car c’est le motif qui m’amène,