Page:Shakespeare - Œuvres complètes, Laroche, 1842, vol 1.djvu/31

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
5
ACTE I, SCÈNE II.


PROSPÉRO.

Oui, Miranda, et un plus grand nombre encore ; mais comment se fait-il que tu te rappelles ces choses ? que vois-tu encore dans les ténèbres du passé et dans les abîmes du temps ? Si tu te souviens de ce qui a précédé ton arrivée en ce lieu, tu dois te rappeler comment tu y es venue.

MIRANDA.

C’est ce que je ne me rappelle pas.

PROSPÉRO.

Il y a douze ans, Miranda, il y a douze ans, ton père était un prince puissant ; il était duc de Milan.

MIRANDA.

N’êtes-vous donc pas mon père ?

PROSPÉRO.

Ta mère était un modèle de vertu ; elle m’a dit que tu étais ma fille ; et ton père était duc de Milan, et son unique enfant était une princesse ; pas moins que cela.

MIRANDA.

Ô ciel ! quel malheur nous a amenés ici ! ou peut-être fut-ce un bonheur pour nous.

PROSPÉRO.

L’un et l’autre, ma fille. Comme tu dis, ce fut un malheur qui nous fit partir, mais ce fut un bonheur qui nous amena ici.

MIRANDA.

Oh ! mon cœur saigne en pensant aux douleurs que je vous rappelle, et dont je n’ai point conservé le souvenir. Continuez, je vous prie.

PROSPÉRO.

Antonio, mon frère et ton oncle… Écoute-moi bien, je te prie. Se peut-il qu’on trouve dans un frère tant de perfidie ? lui qu’après toi j’affectionnais le plus, lui à qui je confiais le gouvernement de mes états ! À cette époque, de toutes les principautés la mienne était la première, et Prospéro en était le chef ; honoré pour ma haute dignité, je n’avais pas d’égal dans les arts libéraux ; m’y dévouant tout entier, j’abandonnai à mon frère les soins du gouvernement, et absorbé par mes études secrètes, je devins étranger à mon peuple. Ton oncle déloyal… Tu m’écoutes ?

MIRANDA.

De toutes les forces de mon attention, mon père.

PROSPÉRO.

Une fois qu’il fut au fait, qu’il sut comment accorder des grâces, comment les refuser, avancer celui-ci, réprimer l’ambition de celui-là, il recréa les créatures qui m’étaient dévouées ; il se les attacha ou les remplaça par d’autres ; disposant des emplois et des employés, il donna a tous les cœurs le ton qui convint à son oreille ; il fut comme le lierre qui cachait mon tronc majestueux et absorbait ma verdure. Tu n’écoutes pas ; fais attention, je te prie.